Cette contribution d'Emilie Coutant, sociologue et fondatrice du cabinet d'études Tendance Sociale, a été publié en 2015 dans la revue Psychotropes - Vol.21 n°2-3 sous le titre "Devenir joueur problématique : Quand le jeu devient sérieux. Identifier et comprendre les facteurs de vulnérabilité et les facteurs de protection face au jeu problématique dans les points de ventes – bars de la Française des Jeux
Les jeux d’argent et de hasard (JHA) existent depuis tout temps dans notre société et dans diverses civilisations. Activité ludique voire conviviale dotée d’un enjeu, d’une prise de risque conférant désir et plaisir, suscitant fascination et répulsion, le jeu est entouré d’un imaginaire puissant en acte dans les représentations, pratiques, comportements, rites et expériences ritualisées qu’il engage. Comprendre ce plaisir du jeu et ses potentielles dérives vers l’addiction afin d’identifier les points de bascules, les situations de vulnérabilités qui poussent le joueur vers une pratique déraisonnée apparait comme une nécessité dans une société de plus en plus addictogène et dans un contexte d’explosion de l’offre et de la demande des JHA. A cette nécessaire compréhension s’ajoute la volonté et la motivation d’un grand nombre d’acteurs (opérateurs de jeu, détaillants de points de vente de jeu, secteur médico-social, chercheurs et formateurs) à travailler en étroite collaboration, en réseau, dans une optique de santé communautaire afin de mettre en place des facteurs de protection face au jeu problématique.
Ce sont ces objectifs qui ont guidé la recherche-action menée de novembre 2012 à janvier 2014 par Emilie Coutant (sociologue de l’imaginaire) sous l’égide d’Eric Verdier (psychologue communautaire) au sein du pôle (Discriminations, violence, Santé) de la Ligue Française pour la Santé Mentale (LFSM) et dont nous allons ici révéler les principaux résultats, grâce au soutien du programme Jeu Responsable de La Française des Jeux soucieux de mieux qualifier les situations de vulnérabilité rencontrées dans une partie spécifique du réseau de vente : les points de vente-bars.
Quelles sont les motivations à jouer ? Quelles sont les situations et les facteurs déclenchant des conduites à risques face aux JHA ? Comment entre-t-on dans une carrière de « joueur problématique » ? Quels sont les facteurs de vulnérabilité et les facteurs de protection face au jeu problématique ? Toutes ces questions ont trouvé des éléments de réponse lors de notre enquête ethnographique réalisée au sein de quinze points de vente-bars répartis dans sept régions de France et sélectionnés selon différentes variables. A travers des observations directes et participantes de comportements, rites et pratiques, un recueil des discours des détaillants et des joueurs sur leurs parcours, leurs vécus, leurs habitudes de jeu, et leurs représentations du jeu problématique et du jeu responsable par le biais d’entretiens semi-directifs, notre recherche met en lumière une trajectoire idéale-typique vers le jeu problématique. En identifiant les points de bascule, les situations où le lien fait défaut, notre ambition est de recréer des ponts, de la médiation et de ré-impliquer l’ensemble des acteurs dans une démarche « d’Aller Vers… » qui vise à aider les joueurs en situations de vulnérabilité par rapport au jeu à risque, compulsif, abusif, additif ou pathologique, en un mot : problématique.
I – Une recherche-action a but preventif pour proteger les personnes en situation de vulnerabilite
Ayant pour objet l’identification et la compréhension des facteurs de vulnérabilités et des facteurs de protection lorsque le jeu devient problématique, cette recherche a réuni une équipe resserrée de onze personnes qui ont réfléchi ensemble aux questionnements, hypothèses, méthodes et objectifs de l’investigation lors de quatre comités de pilotage. Cette équipe est formée de Roland Coutanceau (psychiatre, président de la LFSM), Eric Verdier (psychologue communautaire, responsable du pôle « Discriminations, Violence, Santé » à la LFSM), Emilie Coutant (sociologue-consultante, chercheur opérationnel de la recherche pour la LFSM), Christine Castelain-Meunier (sociologue à l’EHESS, conseil scientifique de la recherche), Guillaume Sudérie (anthropologue à l’ORS, conseil scientifique de la recherche), Patricia Echevarria (Mission de prévention des conduites à risques, centre de ressources), Raymond Bovero (directeur du programme Jeu Responsable, FDJ), Judith Louguet (responsable partenariats et atypismes, programme Jeu Responsable, FDJ), François Leydet (responsable politique commerciale et partenariats, FDJ), Laurent Lorenzi (responsable Relations avec la Société Civile, FDJ), et Josette Halégoi (consultante, représentante de la société Mimésis). En effet la société Mimésis a réalisé en 2008-2009 pour le compte de FDJ une recherche centrée sur la convivialité des bars qui avait donné lieu à la parution de l’ouvrage Une Vie de zinc : le bar, ce lien social qui nous unit. La typologie de détaillants révélée par Mimésis dans sa recherche, et mise en valeur à travers les portraits des « patrons de bar », a servi de support pour la détermination des lieux dans lesquels la recherche-action menée par la LFSM serait réalisée.
L’ambition visée par cette recherche-action est d’acquérir une connaissance fine et une saisie en profondeur des conduites problématiques de certains joueurs, ceux qui se trouvent dans ces lieux particuliers que sont les bars, lieux dans lesquels se façonnent des liens au jeu et des liens à l’autre, autrement dit un lien social particulier pour les personnes qui les fréquentent. Si ces points de vente spécifiques que sont les bars ont été choisis pour faciliter l’immersion du chercheur, nous sommes partis avec le postulat que ce type de points de vente étaient plus à même de concentrer certaines populations à risques, davantage en recherche de liens et de ressources sociales. Or, le bar est un espace singulier objet d’idées reçues, un espace en pleine mutation qui reflète l’évolution du temps et de la société mais aussi un espace en transition où des populations stationnent et parfois jouent. Ainsi, si les points de vente sélectionnés n’ont pas pour ambition d’être représentatifs de l’ensemble du réseau de La Française des Jeux ou de l’ensemble des points de ventes de jeux, le fait qu’il s’agisse de bars a permis d’appréhender davantage ces publics en probable situation de vulnérabilité face aux comportements à risques, tels que les pratiques de jeu par les mineurs ou celles des populations précaires. Un aspect fort utile pour atteindre l’objectif ultime de notre recherche-action : identifier les facteurs de protection pour les publics potentiellement en situations de vulnérabilité face au jeu problématique afin d’identifier des pistes d’accompagnement possible pour ces personnes à se sortir de ces situations.
II – Une enquete ethnographique dans les points de vente-bars de La Française des Jeux
La démarche ethnographique, méthode d’observation in situ dans les points de vente, a été choisie en concertation avec l’ensemble du conseil scientifique afin de confirmer ou d’infirmer six hypothèses de départ :
- Un aggravement des conduites à risques pour les personnes vulnérables ou en situation de précarité.
- Le jeu comme une espérance de sortie de la précarité pour les personnes en situation de vulnérabilité (fuite de la réalité, recherche de ressources, sentiment d’exister…)
- Les détaillants dans une situation d’injonction paradoxale en raison de la difficulté à faire du chiffre d’affaire tout en diffusant des messages en faveur du Jeu Responsable.
Hypothèses hautes :
- Le bar comme lieu positif favorisant l’auto-responsabilité, l’auto-support et l’auto-détermination.
- Le bar comme lien social et tremplin de socialisation pour les usagers : le détaillant à la fois levier et médiateur de ce lien
- Le jeu via le recours à l’imaginaire du hasard, de la chance et la croyance, comme moyen pour les personnes en situation de vulnérabilité de s’extraire de la souffrance du quotidien.
L’enquête ethnographique a ainsi été réalisée dans une douzaine de points de vente répartis sur six départements[1] en France métropolitaine : les Bouches-du-Rhône, l’Isère, la Vendée, la Seine-St-Denis, la Manche et la Somme. Ces points de vente ont été sélectionnés selon différents critères : type de territoire (rural, urbain, périurbain), diversité des gammes de jeux FDJ, présence des différents opérateurs de jeu (avec ou sans PMU), diversité des autres produits vendus et typologie de détaillants selon les critères de l’étude Mimésis de 2008 (« Enfants des bars », « Nouveaux entrants », « 2ème vie », « Investisseurs », « Insatisfaits »). Il s’agit de détaillants avec un rapport au jeu différent, celui-ci étant en lien direct avec l’histoire personnelle de chaque individu.
Pour certains détaillants, le jeu est un véritable enjeu, soit personnel, soit commercial :
- En termes d’enjeu personnel on trouvera :
o des patrons de bars qui se déclarent joueurs problématiques (usage à risque, usage abusif) (deux détaillants) ;
o des détaillants qui se décrivent comme phobiques du jeu qui veulent établir des limites et des règles strictes et ne jamais inciter au jeu. Ces derniers ont souvent eu un vécu traumatique dans leur famille ou sont d’anciens joueurs problématiques (un détaillant).
- En termes d’enjeu commercial, on trouvera des détaillants qui simulent la passion du jeu pour appâter le client et les pousser à jouer (trois détaillants).
Pour d’autres (six détaillants), le jeu est perçu comme sans enjeu :
- certains patrons de bars sont des joueurs occasionnels avec un rapport « ludique » au jeu. Celui-ci est pour eux une simple distraction qui leur permet de se « reconnecter » à leur l’enfance ;
- d’autres détaillants ne sont pas joueurs eux mêmes, le jeu est alors un support relationnel et convivial avec le client.
Du coté des joueurs qui font partie du champ de la recherche, 66 personnes rencontrées dans les points de vente enquêtés ont été interviewées. Ces interviews ont été menées formellement (prise de rendez vous avec le joueur pour un entretien semi-directif) ou par le biais de conversations informelles qui se sont tenues lors des phases d’observation directe et/ou participante dans le point de vente. L’ensemble de ces interviews a permis de mieux comprendre la relation au jeu récréatif, le caractère social du jeu, ou l’émergence de comportements perçus ou vécus comme « problématiques » par les personnes elles-mêmes et a ainsi donné lieu à une typologie de vulnérabilités et à l’identification des facteurs de protection susceptibles d’aider et d’accompagner les personnes concernées.
Par ailleurs, le choix de ce lieu singulier qu’est le point de vente-bar, n’est pas un biais méthodologique au regard de la compréhension des mécanismes liés au jeu problématique. Il s’agit en effet dans le même mouvement de mieux identifier les vulnérabilités (et les facteurs de protections ad hoc), qui concernent les hommes, puisque ce sont eux qui fréquentent en majorité ces lieux, tandis que les femmes ne font qu’y passer. Nos sociétés occidentales sont en effet sur-adaptées aux représentations féminines de la souffrance (et par conséquences sous-estiment leurs équivalents chez les hommes), et aux manifestations masculines de la violence (négligeant donc les formes plus féminines). D’après le sociologue québécois Germain Dulac, ce décalage vient de l’opposition deux à deux des exigences de la masculinité et de celles de la relation d’aide : « Les valeurs qui sont habituellement imparties aux hommes ne sont pas toutes à situer du côté de la domination, et sont d’autant plus à valoriser que les aspects dépréciateurs de la féminité qu’ils ont intériorisés constituent une impasse. »[2] Ce constat a donc amené Eric Verdier, chef de projet de l’étude, à faire appel à moi-même, en tant que sociologue femme, pour réaliser cette immersion dans les points de vente, afin de contourner ce qui aurait pu constituer une impasse à l’expression d’aspects intimes face à un homme chercheur.
Cette position du chercheur, notamment le fait que je sois une femme dans un lieu composé majoritairement d’hommes, a fait l’objet d’une réflexion spécifique pour la mise en place des conditions d’enquête et d’un traitement particulier par le chercheur lui-même. En effet, comme chacun sait, la présence d’un chercheur-observateur, identifié et perçu comme tel par l’ensemble des acteurs dans le point de vente, perturbe forcément le fonctionnement du groupe social et les comportements de chacun. A ce premier biais s’ajoute cette présence d’une femme qui suscite regards, conversations et tentatives de séduction de la part de certains hommes dans le point de vente. Pourtant, en dehors de quelques situations parfois délicates à gérer en situation d’enquête, l’étude a révélée que le fait d’être un chercheur de sexe féminin, dans ces lieux à composante essentiellement masculine et sur un sujet aussi sensible que l’addiction aux JHA, constituait un atout pour observer les joueurs, entrer dans les interactions collectives, gagner leur confiance, s’intégrer au groupe, puis recueillir les discours individuels sur le mode de l’intimité.
III – Devenir joueur
L’analyse de nos observations directes et participantes réalisées durant ces quinze mois d’immersion dans ces points de vente-bars révèlent que les pratiques des joueurs, aussi variées soient-elles, peuvent être appréhendées et analysées selon des critères simples : le degré d’intérêt pour le jeu, la manière d’envisager le gain ou la perte, le lien au champ ludique, et la motivation à jouer. Nous avons ainsi mis en évidences : quatre attitudes principales face aux JHA, cinq rapports différents à la dialectique gagner/perdre, quatre thématiques en résonnance aux comportements de jeu dans les bars et quatre motivations principales à pratiquer ou poursuivre une activité de jeu.
Quatre attitudes principales face au jeu de hasard et d’argent :
- Le jeu comme petit plaisir de la vie qui renvoie à un rapport ludique et convivial au jeu, à une recherche de plaisir, d’évasion, d’ailleurs, de rêve ;
- Le jeu comme habitude, routine, rituel plus ou moins convivial qui encadre le quotidien et le dynamise, et dans lequel le jeu se fait rassurant, protecteur ;
- Le jeu comme sortie de la réalité, désir de tromper l’ennui ou de fuir le quotidien, confortant un sentiment d’espérance, l’illusion des gains comme échappatoire ;
- Le jeu comme outil de mesure, moyen de contrôle qui suscite le sentiment de détenir une compétence acquise par l’expérience et le désir de compétition (contre les autres joueurs, les opérateurs).
Cinq rapports au gain et à la perte qui révèlent des comportements de jeu du plus récréatif au plus problématique :
- Jouer avec l’idée que la mise est perdue et que le gain sera une bonne surprise : il s’agit alors d’un jeu pour le fun, pour jouer avec les autres. Gagner ou perdre, peu importe, ce qui prime c’est le plaisir à jouer et, éventuellement, la bonne surprise de gagner. LE JEU PLAISIR
- Jouer pour venir tenter sa chance, la tester au quotidien : pour ces joueurs le jeu est rassurant, ils y voient ou y cherchent des signes. Certains jouent alors en s’en remettant au destin ou parce qu’ils attendent des réponses de celui-ci. Ils ont eu de la chance dans leur journée, donc ils jouent ou ils souhaitent savoir s’ils ont de la chance aujourd’hui. LE RITUEL DU JEU ET L’IMAGE DU GAIN
- Jouer en cherchant à gagner coûte que coûte : ces joueurs jouent avec le rêve, l’espoir de changer de vie grâce au « jackpot » et se confortent dans l’illusion qu’à une phase de perte succèdera logiquement une phase de gain. LE JEU POUR LE GAIN
- Jouer pour perdre, se perdre : le jeu devient un moyen de se confronter à soi-même, aux autres ou de rompre avec la réalité ; certains joueurs déclarent jouer des mises importantes pour l’énorme prise de risque qui leur procure un puissant et intense sentiment d’adrénaline. D’autres affirment jouer pour se sentir vaciller, se laisser aller, sortir de façon imaginaire de la réalité. LE JEU POUR LE JEU
- Ni gagner, ni perdre : il s’agit là de jouer pour jouer, pour ne pas rompre une habitude. Ces joueurs ne sont plus motivés par l’idée de gagner et insensible à l’idée de perdre. Entre envie et désillusion, honte et fierté, gratification et frustration, les gains au jeu confortent leur sentiment d’addiction au sens (au sens de « privation de la liberté de s’abstenir de jouer »). LE JEU PROBLEMATIQUE
Quatre thématiques en résonnance aux comportements de jeu dans les bars :
Le rapport au lieu et au lien : lieu de rencontres, d’échanges et de conversations, le bar occupe une place centrale dans la vie d’un quartier et de ses habitants en tant que lieu rassurant, contenant et étayant. Les « habitués d’un bar », majoritairement des hommes, constituent un groupe de pairs ; dès lors, le point de vente-bar s’apparente à un espace qui favorise l’entre-soi masculin. Les expériences vécues par les personnes dans les points de ventes-bars, et notamment l’ensemble de leurs « premières fois » (première entrée dans le bar, premier contact avec le jeu, première vue d’un gagnant, premier jeu, premier gain…etc.), vont être déterminantes quant au démarrage et/ou la poursuite d’une activité de jeu, que celle-ci soit « récréative », « sociale », « à risque » ou devienne « problématique ».
Le rapport au temps : l’envie de continuer de jouer inscrit l’activité de jeu dans un rituel quotidien qui sert d’horloge de vie. Le moment du jeu est un temps choisi pour rompre avec la temporalité coercitive du travail et des obligations sociales ou familiales. Le jeu renvoie à différentes dimensions du temps (le passé idéalisé de l’enfance, les temps vides de l’existence, l’espérance haletante d’un avenir meilleur grâce à un heureux coup du sort…).
Le rapport à l’imaginaire : lorsque des joueurs ne souhaitent plus arrêter de jouer et tendent à jouer de plus en plus (fréquence ou augmentation des mises), le rapport au jeu est alors étroitement lié à l’imaginaire et aux représentations du hasard, du destin, de la chance et à l’illusion de renouveau, de renaissance liée à une potentialité mystique ou une compétence personnelle acquise par l’expérience de jeu. Jouer permet aussi d’intensifier le quotidien et d’accepter la part d’ombre de ce dernier. Ces joueurs sont pour la plupart en quête d’adrénaline pour se sentir vivre.
Le rapport à l’identité : l’entrée dans une « carrière » de joueur et la volonté d’en sortir questionnent le rapport à l’existence, à soi et aux autres. Pour certains « je joue donc je suis » : ceci renvoie à l’appartenance au monde du jeu, à la tribu des joueurs, et à la reconnaissance comme « grand joueur » voire expert par ses pairs. Pour d’autres, le jeu peut sortir de sa dimension ludique et devenir une activité « sérieuse » génératrice de souffrance et de dépendance faisant basculer le « je joue donc je suis » vers le « je joue donc je ne suis plus ».
Quatre motivations principales à jouer :
Ces thématiques peuvent être présentes chez tous les joueurs, avec un degré d’importance et d’intensité variable. Les comportements à risques ou problématiques surviennent lorsque l’une d’entre elles présente un poids disproportionné. La réflexion sur ces quatre thématiques en résonnance aux différents comportements et pratiques de jeu observés durant la première phase de l’immersion, combinée à une analyse des discours des enquêtés (détaillants et joueurs) a permis d’identifier quatre motivations principales dans la pratique et la poursuite d’une activité de jeu, que celle-ci soit récréative, sociale, à risque ou problématique.
- Le jeu comme facteur de socialisation et d’appartenance : activité ludique et conviviale favorisant la création du lien social et le sentiment d’appartenance à une communauté. Dans notre étude, cette motivation principale est exprimée par 18 personnes sur 66
- Le jeu comme marqueur du temps :
o sur le temps long, le jeu comme horloge de vie qui rythme la temporalité et la dynamise. Une motivation partagée par 9 personnes sur 66. Peu importe le jeu (Loto, paris sportifs ou hippiques, Amigo, …etc.) c’est la manière dont celui-ci est perçu par le joueur.
o sur le temps court, le jeu comme jouissance dans l’immédiateté entrainant une intense montée d’adrénaline. 13 joueurs sur 66 évoquent cette motivation comme première dans leur désir de jouer.
- Le jeu comme renversement imaginaire de la réalité : activité durant laquelle les joueurs s’appuient sur des croyances en leur sentiment d’expertise fondé sur l’espoir de changer de vie et sur les croyances en leur destin, la magie et la superstition. Une motivation principale selon 13 joueurs sur 66.
- Le jeu comme substitut à l’action : activité qui vise à remplir la vacuité de l’existence, conjurer le sentiment d’impuissance et de stigmatisation face à la vie. Cette dernière motivation principale est exprimée par 12 de nos 66 joueurs.
Les premiers résultats de notre recherche sur le « devenir joueur » mettent en évidence des points de bascule vers des comportements de jeu problématique selon les motivations principales qui animent le désir de joueur. Evidemment dans le comportement de jeu on va retrouver de façon plus ou moins forte chacune des thématiques, c’est lorsque l’on observe un déséquilibre à un moment donné, un poids plus fort de l’une de ces thématiques, qu’il peut avoir un point de bascule vers un jeu à risque. Il convient donc de rester attentif à la ou les motivation(s) principale(s) de chaque joueur et le degré de motivation dans le démarrage, la poursuite voire le renforcement de la pratique de jeu.
Ainsi, lorsque la démarche de jeu est en rapport avec le lieu, le lien et le temps, quand le jeu reste simplement un facteur de socialisation, une horloge de vie ou un plaisir immédiat, on expérimente alors un rapport au jeu récréatif ou au jeu social. Cependant, quand l’activité de jeu devient liée à l’idée de renverser de façon imaginaire la réalité, fuir le quotidien ou remplir la vacuité de l’existence et le sentiment d’inaction, alors les joueurs expérimentent des comportements de jeu à risque qui peuvent devenir problématiques.
Ces résultats nous permettent de construire une sorte d’idéal-type de trajectoire de joueur, du jeu récréatif jusqu’au jeu problématique. C’est la compréhension croisée de ces données empiriques et de cette trajectoire idéale-typique, avec l’identification de fameux points de passage ou moments de ruptures, qui nous permet ensuite d’éclairer les facteurs de vulnérabilité qui peuvent impacter la vie des joueurs.
IV – La trajectoire ideale-typique vers le jeu problematique :
Pour bien saisir ces points de bascule, ces moments qui peuvent favoriser l’entrée du joueur récréatif/social dans le jeu problématique, nous avons donc construit schématiquement cette trajectoire idéale-typique de joueur problématique. L’idéal-type est un concept sociologique défini par Max Weber, un modèle d’intelligibilité, qui est une production idéalisée, une reconstruction stylisée dont l'observateur a isolé les traits les plus significatifs d'une réalité, qui, en tant que support de comparaisons et de classements, constitue une utopie qui doit aider à la réflexion. Cette trajectoire est à lire comme ceci : partir de la position d’un joueur à comportement problématique ou pathologique et remonter dans le temps pour comprendre son parcours, tel un regard jeté dans un rétroviseur. Les étapes (jeu récréatif / jeu social / jeu à risque / jeu problématique) sont ponctuées par une évolution dans le rapport au plaisir/déplaisir et dans la construction/destruction de soi. Cette trajectoire n’est pas inéluctable : le rapport au jeu des joueurs récréatifs et des joueurs sociaux n’évolue pas systématiquement vers un rapport au jeu à risque potentiellement problématique. Au contraire, nombreux sont les joueurs à maintenir un rapport positif au jeu et ce sont ces derniers sur lesquels il convient de s’appuyer pour protéger les autres.
Lors de la découverte de la pratique, le jeu est essentiellement récréatif (jeu pour le fun). Cette phase est initiée par la première visite dans un bar, la première rencontre avec le jeu, la première expérimentation du jeu et enfin le premier « gros » gain. Ce « gros » gain diffère selon la perception de chacun. Ce peut-être vingt euros pour l’un ou mille euros pour l’autre. Cette phase se caractérise essentiellement par l’émerveillement, la curiosité face à l’apprentissage des types de jeu, des règles, l’expérimentation des premières sensations et la découverte des « premières fois ». Ces premières fois ont valeur de rite de passage et d’initiation.
Lors de l’apprentissage de la pratique, le jeu est source de plaisir et de prestige. Le joueur va apprendre le comportement, les codes, les normes, les rites (apprendre à jouer, à gagner, à perdre). Durant cette phase, il expérimente différentes sensations, la succession de gains et de pertes… mais le joueur aura tendance à se focaliser sur les gains. Dès lors, il commencera à développer des pensées magiques pour les favoriser. Puis, dans sa quête d’image de soi, il cherche à acquérir un statut de « grand joueur » (le gros gagnant, le flambeur, le joueur endurci) auprès des la communauté des joueurs. Son ambition est d’être reconnu comme joueur, sachant gagner mais surtout sachant perdre avec distance et « classe ». Passant du joueur récréatif au joueur social, cette phase va avant tout conforter son sentiment d’appartenance.
Pour asseoir sa reconnaissance comme joueur parmi les joueurs, il va rechercher de nouvelles techniques, tenter des analyses et des calculs pour contrôler le hasard et adopter une attitude d’expert. Cette phase est essentiellement caractérisée par une recherche du jeu pour l’image. C’est à ce moment là que le joueur peut devenir « à risque ».
Le point de bascule, l’identification du passage du jeu social vers le jeu à risque réside essentiellement dans cette recherche de l’image du joueur, de l’acquisition des qualités du « grand joueur » et de la reconnaissance du statut de « joueur » parmi les joueurs. Ce passage est conforté par l’initiation précoce au jeu, et notamment l’apprentissage du jeu en tant que mineur, les discours, pratiques et représentations de personnes influentes (parents, collègues de travail dans certaines professions, voisins de quartier), ainsi que par les paroles incitatrices de certains patrons de bars, bien que ces dernières soient marginales dans le réseau de détaillants visité.
Dans une quatrième phase, le joueur entre dans un rapport au jeu pour le gain. Il enchaîne les pertes, il remise systématiquement ses gains, cherchant à se « refaire » pour inverser la tendance (la phase de « chasing »). Les gains ne couvrent plus les pertes. Il augmente les mises, la fréquence des prises de jeu et tente de diversifier les types de jeu pour retrouver le plaisir perdu. Le joueur devient alors un « joueur excessif, abusif ». Il joue pour le gain, ou seulement pour le jeu lui-même.
Entrant dans une phase de « jeu pour le jeu », le joueur fait face aux premiers dommages du jeu : découvert bancaire, dettes, reproches de la part des proches. Prenant conscience de son comportement problématique face au jeu, il va tenter d’élaborer des mécanismes d’autocontrôle ou des stratégies d’évitement. Le joueur qui ne parvient pas à adopter ces mécanismes ou ces stratégies est caractérisé comme un joueur « addict », dépendant au jeu, et en souffre.
Enfin, entré dans un rapport au jeu problématique, le joueur multiple les tentatives de réduction de la fréquence de sa pratique. Il déclare souhaiter reprendre le contrôle mais enchaîne phases de dissimulation, d’arrêts, de rechutes. Il est dans l’addiction, autrement dit, il a le sentiment d’avoir perdu la liberté de s’abstenir. A partir de là, deux possibilités s’offrent à lui :
- en parler, demander de l’aide pour lâcher prise (en se confrontant parfois au sentiment d’impuissance). Cette tentative vise à sortir de la souffrance engendrée par la dépendance, l’absence de ludisme et de reconnaissance de soi comme joueur afin de retrouver le plaisir du jeu et une pratique raisonnée.
- ou arrêter définitivement le jeu, s’abstenir totalement en réponse à un sentiment de risque et à l’incapacité à retrouver le plaisir du jeu. Le joueur se trouve alors en situation de « refus du jeu ». Selon sa perception, il ne pourra plus jamais redevenir joueur.
Ainsi, le point de bascule, l’identification du passage du jeu social vers le jeu à risque réside essentiellement dans la recherche de l’image du joueur, de l’acquisition des qualités du « grand joueur » et de la reconnaissance du statut de « joueur » parmi les joueurs. Ce passage est conforté par l’initiation précoce au jeu, et notamment l’apprentissage du jeu en tant que mineur, les discours, pratiques et représentations de personnes influentes (parents, collègues de travail dans certaines professions, voisins de quartier), ainsi que par les paroles incitatrices de certains patrons de bars, bien que ces dernières soient marginales dans le réseau de détaillants visité.
V – Les facteurs de vulnerabilité face au jeu problematique
Ainsi les observations et analyses des situations à risques nous permettent d’établir une typologie de facteurs de vulnérabilité face au jeu problématique. Pour qualifier ce jeu problématique, nous reprenons la logique d’Alain Morel qui permet de tenir compte du caractère multifactoriel de l’addiction et d’intégrer l’idée de subjectivité de chacun, et ce, en étant attentif aux descriptions de pratiques par les joueurs eux-mêmes. Les facteurs de vulnérabilité identifiés sont de trois ordres :
- Les facteurs de vulnérabilité individuelle
o Les facteurs de vulnérabilité psychique : ils concernent la dimension psychique du joueur à l’instar de l’absence de distance entre le désir et le plaisir qui le pousse vers une recherche d’immédiateté, ou du sentiment de solitude qui favorise une pratique de jeu comme substitut à l’action.
o Les facteurs de vulnérabilité liés aux tournants de la vie, aux moments de rupture au cours de la vie : l’immigration, le divorce, l’éclatement familial ou encore une rupture dans la vie professionnelle sont des moments de vie qui peuvent engendre des facteurs de vulnérabilité liés à l’individu et favoriser l’ensemble des motivations à jouer révélées en amont.
- Les facteurs de vulnérabilité sociale
o Les facteurs de vulnérabilité liés au sociopsychologique : ils impactent le parcours du joueur et peuvent l’entraîner vers le jeu problématique si ses motivations à jouer répondent à un état de détresse sociale, psychologique ou économique. Quand le lieu qu’est le bar ou l’activité de jeu deviennent seuls capables de répondre au sentiment de stigmatisation sociale de l’individu, une situation de vulnérabilité face au jeu problématique peut se développer.
o Les facteurs de vulnérabilité liés au socioprofessionnel : la relation au travail des personnes observées peut être un facteur de vulnérabilité pour certains individus, notamment que le lieu du bar et les activités de ce dernier font partie intégrante du rythme de vie professionnelle telle une horloge interne à la profession ou un substitut à l’action pour les personnes affectées par l’exclusion sociale et/ou professionnelle.
- Les facteurs de vulnérabilité imaginaire
o Les facteurs de vulnérabilité liés à l’imaginaire du jeu : l’activité de jeu revêt une dimension magique, sacrée qui va participer à renverser de façon imaginaire la réalité coercitive de certaines populations et de certaines situation. Elle peut dès lors générer de nouvelles croyances, souvent erronées, qui engendrent des usages abusifs et des pratiques à risques.
o Les facteurs de vulnérabilité liés aux dimensions structurelles et situationnelles du jeu : en fonction des cinq facteurs de vulnérabilité précédents, les jeux auront une résonnance différente selon leur type et leurs adeptes. Selon leurs dimensions structurelles ou situationnelles, les jeux favoriseront davantage les aspects socialisants ou marqueurs du temps, ou encore la dimension passive/active du joueur, ce qui, pour certains, approfondira une situation ou plusieurs situations de vulnérabilité face aux comportements de jeu problématique.
VI – Les facteurs de protection face au jeu problematique
Pour faire face aux situations de vulnérabilité qui favorisent des comportements et pratiques de jeu problématiques, nous pouvons identifier un certain nombre de facteurs de protection. Certains existent déjà à l’instar des bonnes postures du réseau de détaillants de La Française des Jeux (le savoir-être et savoir-agir des détaillants face aux joueurs problématiques), de stratégies de limitation, d’apaisement ou d’évitement des jeux par les joueurs se percevant comme « à risque » ou « problématique », ou du rôle de l’environnement (non joueurs présents dans les points de vente, famille et proches, ou encore anciens joueurs à risques). D’autres facteurs de protection pourraient être mis en place.
Quatre pistes de réflexion sur le statut et les implications d’une médiation dans le cadre d’une activité commerciale au sein d’un espace public, impliquant différents acteurs, émergent de fait en faveur de la réduction des risques :
- L’accès à l'information et au matériel de prévention, en rendant accessibles, compréhensibles et disponibles les supports et matériels d’information tout en évitant les jugements de valeur et les moralisations. Il s’agit de favoriser la pédagogie communautaire et l’auto responsabilisation
- L’accès aux soins et à la prise en charge, en favorisant l’accueil des joueurs dans les réseaux adéquats tout en évitant la stigmatisation, ainsi que la rencontre entre professionnels et joueurs en situation de risque afin de mieux cerner les besoins véritables. Autrement dit, il s’agit ici de référer au lieu d’orienter.
- La substitution au jeu problématique, en valorisant les désirs et centres d’intérêt anciens ou nouveaux, afin de retrouver autant de plaisir en réduisant risques et dommages. Il s’agit d’accompagner vers l’estime de soi et vers une réduction des risques individuelle.
- La dynamisation de l’autosupport, en valorisant les valeurs collectives d’un groupe d’individus en difficulté d’expression et stigmatisés, comme rempart contre la marginalisation extrême, et en promouvant l’empowerment et le Rétablissement individuel et collectif[3]. Il s’agit ici de s’appuyer sur le groupe de pairs et l’entraide.
Au regard de son expérience, Eric Verdier et le pôle Discrimination Violence Santé estiment pour sa part qu’une piste particulière mériterait d’être expérimentée. Il s’agit d’envisager un travail de médiation s’appuyant à la fois sur un dispositif institutionnel et intergénérationnel destiné à renforcer le lien social. Nous faisons en effet l’hypothèse que des jeunes en service civique, accompagnés et formés par nos soins, pourraient animer, au sein des points de vente-bars, des séquences collectives et des rencontres individuelles de manière régulière ou sur un appel spécifique (du détaillant ou de La Française des Jeux). Les jeunes « sentinelles » en question seraient donc formées à partir d'un savoir-être identifié (notamment chez des jeunes joueurs de moins de 25 ans) en phase avec les compétences mises en œuvre par le chercheur. Ces nouvelles voies de santé communautaire en France, résonnant avec ce récent statut du service civique et l'apparition de métiers nouveaux au plus près des vulnérabilités humaines, a fait l'objet d'un rapport sur le volet Santé du service civique, remis à Martin Hirsch par Eric Verdier[4]. Quatre missions leur incomberaient donc : informer de manière ludique et adaptée à leur public ; connaître et diffuser le réseau local et national de prise en charge ; développer l'imaginaire des alternatives pour se substituer à un éventuel rapport au jeu problématique; susciter des échanges entre les personnes présentes dans le point de vente dans une optique d'autosupport entre personnes concernées à un titre ou un autre par le jeu.
Cette expérimentation « Sentinelles et Référents en point de vente-bar » pourrait ainsi être confié au pôle « Discriminations, Violence et Santé » de la Ligue Française pour la Santé Mentale, en y associant des jeunes en service civique. Ils seraient présents en binôme de manière régulière, ou après un appel d’un détaillant, d’un joueur ou du réseau FDJ. Leur mission, en lien avec les référents (notamment leur tuteur au sein des CSAPA partenaires), serait de :
- Repérer les joueurs en situation de vulnérabilité, voire de jeu problématique.
- Intervenir individuellement et collectivement dans une optique de réduction des risques
- Référer vers les ressources et partenaires ad hoc (dont un CSAPA)
- Evaluer, par un suivi individualisé dans le point de vente, en termes de satisfaction pour la personne concernée et dans une perspective de rétablissement.
Par conséquent, leurs modalités d’intervention sont d’informer de manière ludique et adaptée à leur public, de faciliter le contact avec le réseau local et national de prise en charge, de développer l'imaginaire des alternatives pour se substituer au jeu problématique, et enfin de susciter des échanges entre les personnes présentes dans le point de vente dans une optique d'autosupport entre personnes concernées à un titre ou un autre par le jeu.
Une forme de résilience à la fois collective et individuelle est à donc à promouvoir pour que les facteurs de protection pertinents face à cette situation de vulnérabilités croisées (le détaillant et le joueur) soient accessibles à toutes et à tous. Cette phase plus opérationnelle pourrait prendre la forme d'une recherche-action, afin d'adapter au plus près des besoins les outils découverts ou identifiés (dont les jeunes en service civique seraient les premiers ambassadeurs), et de poursuivre la dimension d'une expérimentation tournée vers la prise de décision et l'action, indispensable à une généralisation éventuelle du dispositif.
La prise en charge, les moyens de substitution et l’auto-support ont pour objet de développer des fonctions de socialisation dans les points de vente en y faisant entrer un certain nombre d’acteurs.
Les facteurs de protection face au jeu problématique ont pour but d’être des pierres angulaires de la reconstruction des personnes vulnérables :
- Le premier, individuel, est protecteur par rapport aux prises de risque et à la santé : c'est un savant mélange d'estime de soi et de résilience, que le joueur en situation de vulnérabilité mobilise sans le savoir en tenant bon face à l'adversité. Il « suffit » de le responsabiliser en l'aidant à le découvrir.
- Le second, proprement collectif, est efficace en termes de cohésion sociale et contre toute forme de violence : la solidarité entre humains présents dans le point de vente se combine au capital social déjà existant, comme un ingrédient fondamental de reconstruction identitaire.
- Le troisième est à la fois individuel et collectif. Il vise à favoriser la tolérance et l’acceptation de la différence de chacun au sein d’un groupe et à combattre l’isolement au sein d’un groupe.
S'il est facile de comprendre en quoi informer justement, faciliter la prise en charge, offrir des alternatives et favoriser l'entraide, sont des moteurs puissants pour la reconstruction identitaire des plus vulnérables, notre étude a mis en évidence l'importance des évènements marquants dans l'histoire de vie des joueurs, mais aussi l'impact considérable de ce qui se joue entre humains dans ce lieu si particulier qu'est un point de vente-bar. Nous savons avec cette étude que la seule personnalité du détaillant peut infléchir dans des directions très différentes l'atmosphère communautaire du lieu, mais aussi la mobilisation des facteurs ressources des joueurs et de leur entourage. La très forte surreprésentation d'hommes dans les points de vente-bars étant aussi un élément à prendre en compte de manière surdéterminante (quant aux mécanismes individuels et groupaux qui les vulnérabilisent ou les protègent), le point de vente-bar est probablement le seul lieu hérité d'une époque où la sociabilité au masculin était totalement coupée du monde des femmes. Les quatre axes de la réduction des risques du jeu problématique doivent donc s'élaborer avec des joueurs fréquentant les points de vente-bars de La Française des Jeux, et en sous-tendant un autosupport positif en direction des joueurs les plus vulnérables (associant l'estime de soi dans la singularité de chacun et le respect de lois s'appuyant sur des valeurs universelles).
Le « devenir joueur problématique » n’est pas une trajectoire de joueur inéluctable, bien au contraire… la prise de conscience, le désir de s’en sortir, le soutien des proches, l’accès à l’information et aux soins, la substitution et la dynamisation de l’auto-support sont autant d’étapes et de moyens qui ponctuent cette trajectoire pour favoriser un retour au jeu récréatif ou social. Si dans le jeu pour le fun, le jeu source de plaisir et de prestige, le jeu pour l’image, nous avons à faire un « jeu qui rassure », l’attention doit être portée sur les autres rapports au jeu. Le jeu pour le gain ou le jeu pour le jeu révèlent plutôt une recherche d’un « jeu qui répare ». Le sentiment de stigmatisation et de désaffiliation sociale de ces joueurs qui cherchent à remplir un vide, réparer une vie dissolue, combler un manque, est fort. La réduction de risques en matière de jeu problématique doit donc s’inscrire positivement dans cette volonté de réaffiliation au monde en créant du lien entre les différents acteurs : les joueurs, les détaillants, les collaborateurs Jeu Responsable et les structures médico-sociales. Si cette prise en compte par une diversité d’acteurs est nouvelle, l’innovation réside surtout dans cette véritable volonté de travailler en réseau qui a émergé au premier plan. Ce que nous proposons par le recours à des non-professionnels (les « Sentinelles » / Jeunes en Service Civique), identifiés et perçus comme tels par les acteurs en place, c’est justement de recréer du lien et de la confiance afin de favoriser une compréhension mutuelle entre tous, d’engager une démarche d’Aller Vers en s’appuyant sur une logique d’intervention précoce et de santé communautaire. Créer du lien entre ces mondes au profit des joueurs en situation de vulnérabilité, voilà la voie sur laquelle nous sommes engagés aujourd’hui avec l’appui de tous nos partenaires.
Bibliographie
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DULAC Germain, Aider les hommes aussi, Montréal, VLB Editeur, 2001.
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GAULEJAC Vincent (de), Les Sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.
GOFFMAN Erving, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974 (1967).
HALEGOI Josette, SANTERNE Rachel, Une Vie de zinc, le bar ce lien social qui nous unit, Paris, Le Cherche Midi, 2010.
GOFFMAN Erving, « Calmer le jobard » in CASTEL Robert, COSNIER Jacques, JOSEPH Issac, Le Parler frais d’Erving Goffman, Paris, Minuit, 1989.
JAMOULLE Pascale, Passeurs de mondes, Louvain la Neuve, Editions Academia, 2014.
VALLEUR Marc, MATYSIAK Jean-Claude, Le Désir malade. Dans un monde libre et sans tabous, Paris, Lattès, 2011.
VERDIER Eric, « Rapport dans le cadre de la déclinaison opérationnelle des missions en service civique en éducation à la santé et promotion de la santé », Agence du Service Civique, Février 2010.
WEBER Max, Economie et société : I. Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 2003 (1921).
WINNICOTT Donald Woods, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 (1971).
Résumé en français
La présente contribution fait état des résultats de la recherche-action menée par le pôle « Discriminations, violence et santé » de la LFSM, grâce au soutien du programme Jeu Responsable de La FDJ, soucieux de mieux qualifier les situations de vulnérabilité rencontrées dans une partie spécifique du réseau de vente : les points de vente-bars. Pour se faire, quinze mois d’enquête ethnographique ont été réalisés en immersion de novembre 2013 à janvier 2014, afin d’identifier les facteurs de protection concernant le risque addictif lié au jeu d’argent et de hasard, mobilisables dans ces lieux communautaires masculins.
Quatorze points de vente ont été sélectionnés selon différents critères, dont une typologie de détaillants selon une étude de 2008. Les observations et les entretiens réalisés auprès de 66 joueurs durant ces quinze mois d’enquête ont révélé : quatre attitudes (petit plaisir, routine, évasion, contrôle), quatre comportements et étapes (entrer, commencer, continuer, arrêter et recommencer), quatre motivations et points de focalisation (lieu et lien, temps, imaginaire, identité), et cinq rapports au gain et à la perte (plaisir/surprise, rituel/image, gain, jeu, problème), pour éclairer une trajectoire de joueur problématique. Les facteurs de vulnérabilités identifiés, et les facteurs de protection à renforcer ou à mettre en place (notamment via un projet de maraudes associant des jeunes en service civique), sont articulés autour de quatre pistes de recommandation en faveur de la réduction des risques en point de vente (l’accès à l’information, la prise en charge, les moyens de substitution, l’auto-support).
Résumé en anglais
This paper reports the results of the research- action conducted by the center "Discrimination, violence and health" of the Ligue Française pour la Santé Mentale (LFSM), with the support FDJ “Jeu Responsable” program, conscious to better qualify vulnerable situations encountered in some specific sales network: outlets bars. To achieve these objective, fifteen months of ethnographic inquiry has been made in immersion from November 2013 to January 2014, in order to identify the protective factors about the addictive risk related to gambling, which could be mobilized within the male dominated community plaves .
Fourteen outlets-bars were selected according to various criteria, including a typology of retailers according to a 2008 study. Observations and interviews conducted with 66 gamblers during the fifteen-month investigation revealed four attitudes (small pleasure, routine, avoidance, control ), four behaviors and steps (enter, start, continue, stop and start), four motivations and focal points (location and length, time, imaginary, identity), and five reports to the gain and loss (pleasure / surprise, ritual / image, gain, game, problem), to enlight a problem gambler path. The vulnerabilities factors identified and protective factors to strengthen or develop (including through a marauding project involving young people in civic service), are articulated around four recommendation trails towards the Risk Reduction in outlets-bars (access to information, support, alternative/substitution means, self-support).
[1] Deux autres points de vente dans un autre département (Haute-Garonne) faisaient initialement partie du champ de l’étude mais l’un d’entre eux a manifesté son refus de participer à la recherche lors de la visite du chercheur, et le second a fermé son établissement quelques semaines après le démarrage de l’étude.
[2] DULAC Germain, Aider les hommes aussi, Montréal, VLB Editeur, 2001.
[3] Au sens de Mary Copeland : Wellness Recovery Action Plan - Mary Ellen Copeland – http://www.mentalhealthrecovery.com
[4] VERDIER Eric, « Rapport dans le cadre de la déclinaison opérationnelle des missions en service civique en éducation à la santé et promotion de la santé », Agence du Service Civique, Février 2010.