Interview de la sociologue Emilie Coutant publiée sur le site Atlantico sous le titre "Fashion week à Paris: comment le moche a conquis la mode"
Atlantico : Alors que la Paris Fashion Week touche bientôt à sa fin, les grands créateurs ont eu l'occasion de faire défiler leurs collections - parfois des plus extravagantes - devant les grands noms de la mode. Pour autant, nombre de ses tenues tendent à être de plus en plus provocatices, et distinctes des vêtements "du quotidien". Pourquoi cette quête du plus atypique ? Finalement, les créateurs cherchent-ils réellement à faire du "beau"?
Emilie Coutant : Tout a commencé avec l'androgynie. Dès le début du 20ème siècle, de nombreuses icônes en ont fait leur fer-de-lance, telles que Coco Chanel ou Marlène Dietrich. Petit à petit, les frontières du beau ont commencé à s’effacer les unes après les autres Au point que dans le monde de la mode, on a vu un fort essor des mannequins transgenres. C’était quelque chose qui devenait de plus en plus tendance. A la suite de ces mannequins, on a eu une redéfinition des critères du goût, et ce qu’était être un bel homme, et une belle femme.
C’est vraiment grâce à l’androgynie et le phénomène de transgenre qu’on a compris que l’idéal féminin et l’idéal masculin n’était que des normes sociales construites. Pour illustrer cette tendance, le mannequin bosnien Andreja Pejić, qui défile aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Ce type de beauté est entré un peu dans les moeurs. La tendance du “beau” a donc vraiment été amenée à changer, par la neutralité du genre, et la redéfinition de l’identité féminine et masculine, et l’évolution des différentes formes de masculinité et féminité.
Quel est l'intérêt de la laideur pour la mode ? Le recours parfois au "moche" est-il une réponse à la question "qu'est-ce que le mauvais / bon goût", ou simplement l'expression d'un certain "ennui" des créateurs pour le beau?
La mode était la beauté, la perfection inatteignable, le glamour auparavant. On vivait dans un monde de mode saturé d’images où le logo était surévalué. Puis, plus récemment, sont apparues peu à peu des silhouettes un peu plus “trash”, des mannequins anti-sexy. Aujourd’hui, on est dans une coexistence du beau et du laid qui rend le jugement esthétique plus compliqué. La ligne qui sépare le bon et le mauvais goût est devenue de plus étroite. On parle même de “good bad taste”. Tout ce qui était un peu honteux, comme le kitsch, peut potentiellement devenir à la mode. Et mêmes les mannequins, qui devaient avant représenter la perfection absolue, sont touchés par le phénomène “uglification”. C’est à dire les jolies laides, qui sont de plus en plus nombreuses à être choisies pour des campagnes de pubs. C’est l’idée d’une mode plus “cérébrale”, contre cette mode trop parfaite qui commence aujourd’hui à être dépassée. Le moche est devenu un type vraiment étudié qui cherche à établir une mode plus démocratisée.
Cela ne crée-t-il pas un décalage entre des consommateurs cherchant encore à acheter de beaux vêtements, et les marques qui, elles, sont dans cette recherche de la laideur?
Cette laideur est une nouvelle façon d’exister pour les marques. Il n’y a pas de message philosophique. Il faut comprendre que la mode a de moins en moins à voir avec les vêtements. Ce sont les campagnes de stylisme qui font gonfler les ventes. Donc les vêtements plus que les accessoires ou les chaussures vont acquérir leur valeur matérielle et émotionnelle de cette atmosphère. Cela dépend de moins en moins de l’originalité de leur design. La nouveauté vient plutôt de la manière dont on assemble les choses, que les choses elles-mêmes. On sait que la mode ne va jamais rien créer de nouveau. C’est un avènement de l’étrange, du bizarre qui va permettre de créer la nouveauté.