Cette conférence d'Emilie Coutant (docteur en Sociologie, laboratoire CeaQ-Sorbonne, présidente du GEMode, fondatrice du cabinet d'études Tendance Sociale) a été réalisée le 10 mars 2014 au sein du colloque "La Ville dans tous ses états" organisé dans le cadre des "Séminaires en Sciences de l'Homme et Sociétés" par Gérard Léniez pour la ville de La Rochelle, en collboration avec Stéphane Hugon, fondateur de la société Eranos.
"Nous allons parler aujourd’hui des liens entre la ville et la mode, et notamment la façon dont les formes, imaginaires et tribus urbaines déconstruisent et reconstruisent le monde de la mode, et en même temps la façon dont la mode façonne l’espace urbain. En prenant appui sur des éléments de mon terrain de recherche en Asie, à Tokyo, Séoul et Shanghai, qui apparaissent comme les métropoles centrales de la mode sur le continent asiatique, mais aussi sur mes recherches récentes sur la jeunesse urbaine et les jeunes consommateurs de mode postmoderne, il s’agit ici de mettre en avant les mutations de la mode contemporaine, le passage d’une mode dite « moderne » à une mode « postmoderne » en montrant comment aujourd’hui ce qui prévaut ce ne sont plus les tendances édictées mais le façonnement de son propre style : c’est ce que j’appelle le Fashioning Self Style (cf. Emilie Coutant in La Bezard Cathérine, La Mode pour les nuls).
Mon discours va donc se découper en trois points :
- j’aborderai tout d’abord la prégnance de l’image dans la ville et l’influence de l’urbain sur le regard (thèmes déjà évoqués hier par Fabio La Rocca, notre grand défenseur de la sociologie visuelle, auteur de l’ouvrage La Ville dans tous ses états, ouvrage qui est à l’origine du thème de ce colloque). Cette thématique du regard est centrale dans les figures urbaines telles que la passante, le flâneur ; elle est le point nodal de la mode chez les jeunes d’aujourd’hui qui façonnent leur Soi et leur rapport aux autres dans le regard qu’il porte sur les autres et que les autres portent sur eux.
- dans un second temps, j’évoquerai l’imaginaire de la mode en Asie et plus particulièrement à Shanghai, première capitale de la mode en Asie selon le dernier classement du Global Language Monitor (qui recense les 55 villes les plus médiatiques dans le secteur de la mode)
- enfin, je montrerai comment les tribus urbaines et les jeunes consommateurs de mode, habitants ces capitales de la mode, remodèlent le paysage de la mode contemporaine en façonnant de nouveaux espaces et territoires de la mode. Ces nouveaux lieux et liens de la mode sont une énième illustration de cette mutation des imaginaires sociaux contemporaines : dans le passage de la modernité à la postmodernité, le monde de la mode se trouve profondément transformé : mode de rue, blogs de mode, passage d’une dimension optique à une dimension haptique…etc.
La mode et la ville : façonne le regard / Les figures modernes du flâneur et de la passante
La mode, en tant que principe de renouvellement permanent de styles et d’esthétiques vestimentaires, est née en Europe au 14ème siècle. Cependant, une des périodes cruciales de son histoire est celle de la Révolution industrielle de la fin du 18ème siècle qui, permit, grâce à l’apparition de nouvelles techniques, l’accélération de son processus cyclique ainsi qu’une vaste démocratisation de ses produits. La mode devient alors irrémédiablement liée à cette figure centrale de la modernité : la ville. Pour Charles Baudelaire (qui fut l’un des premiers à employer le terme dans le peintre de la vie moderne), la « modernité » c’est « le transitoire, le fugitif, le contingent ». Cette définition sous-tend nombre de discours sur « la ville en tant qu’espace de flux » également marqué par l’imprévisible. Ainsi, l’espace urbain est le berceau de la modernité, le lieu où l’éphémère et le circonstanciel trouvent leur vecteur et leur expression. De fait, dès le 19ème siècle, la mode est intrinsèquement liée à l’expérience urbaine car la modernité propre à la ville (son aspect transitoire et contingent) est aussi propre à la mode. C’est en ville que mode et modernité voient leur expression la plus aboutie si bien que en soulignant le coté séduisant de la nouveauté et en raillant le passé, la mode peut être perçue comme un synonyme de l’urbain et du moderne.
En outre les styles vestimentaires sont aussi ce par quoi dans le chaos et l’anonymat propre aux villes, les étrangers se croisant dans les rues créent du sens en attribuant au vêtement en tant que surface lisible la capacité de révéler la personnalité d’autrui. Richard Sennett, dans son ouvrage Les Tyrannies de l’intimité (1993) analyse le vêtement comme réponse au cadre urbain et outil de pratique de la ville. Il est perçu comme apportant ordre et repère au chaos urbain en se faisant l’expression matérielle de la position sociale d’un individu. C’est pourquoi selon Sennett les 18ème et 19ème siècles marquent l’apparition de cette activité propre à la ville et plus particulièrement aux métropoles : l’observation des acteurs de la scène urbaine. Le regard s’impose comme outil de connaissance en public, l’observation des autres devient pratique légitime de la ville. Antonio Rafele, un de nos confères chercheur au CeaQ, et auteur d’une thèse intitulée : A rebours : Motifs du regard et des l’expérience dans les modes de vies (sous la direction de Michel Maffesoli, 2008), rejoint cette idée en affirmant que « la mode est un regard qui se construit à partir de l’expérience de certains processus historiques et notamment grâce au développement des métropoles et des médias depuis le XIXème siècle. La naissance de ce regard est liée au pouvoir social acquis par la métropole. » Edgar Poe, dans sa nouvelle L’homme des foules, affirmait déjà en son temps que c’est « ce regard silencieux qui typifie la vie urbaine ». les vêtements et la mode se prêtent ainsi à cette nouvelle emphase accordée à l’apparence et au visuel, à l’acte de regarder qui est caractéristiques de la métropole moderne. Ce jeu de regards, typique donc de la ville et de la modernité, devient ainsi un facteur central dans le développement et la démocratisation des modes. Il permet ainsi la double dialectique qui caractérise la mode : processus à la fois d’imitation et de distinction.
Ainsi la rue va devenir le lieu où se jouent et se revendiquent les classifications modernes de l’identité. Parmi celles-ci se trouvent donc les figures de la passante et du flâneur. Brossé par Charles Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne et par Walter Benjamin dans ses réflexions sur Paris, capitale de la mode, le flâneur est celui qui, déambulant dans la ville, en observe les spectacles, et goutte du regard les objets séduisant que le rue offre à sa contemplation. L’espace urbain est le sien. Quant à la passante, en tant que figure récurrente des discours littéraires et cinématographiques, elle fait son apparition dans les discours de mode au XXème siècle dans les photographies de la presse féminine. Objet du regard masculin, source de désir et de convoitise dont l’apparence séduit celui qu’elle croise, la figure de la passante s’est prêtée à ces discours de mode afin d’attirer cet autre observateur, la lectrice de magazines, qui souhaite ainsi l’imiter afin d’être elle-aussi objet de désir et de séduction. A l’aube de la Modernité, cette figure de la passante reste sporadique. Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour voir se généraliser les images de femmes en mouvement dans les rues des villes, pénétrant totalement la sphère publique. La photographie de mode se met à occuper enfon l’espace urbain de façon plus systématique en se libérant des carcans du studio et d’une culture qui faisait peu de place aux femmes sur la scène publique. Figure du regard et figure de mode, aujourd’hui la flâneuse, la passante investit régulièrement les pages de modes aux cotés des autres figures de la féminité : la garçonne, la parisienne, la femme fatale…etc. En s’appropriant cette figure dans ses images, le paysage de la mode s’est approprié ses qualités centrales : apparence, mouvement, urbanité. Dès lors la figure de la passante, de la flâneuse des villes devient totalement figure de mode. La rue est à la passante ce que le podium des défilés est aux mannequins : un espace où leur beauté et leur allure sont offertes au regard de l’autre examinateur. Son statut de « fugitive » capture le caractère éphémère et évanescent de la mode. Elle n’existe en outre que par le regard de l’autre, dans sa relation à l’autre : c’est pourquoi elle devient figure idéale et idéalisée du regard des femmes, modèle à suivre.
Dès lors, la rue en tant qu’espace urbain n’est plus simplement lieu de passage et de transition pour se rendre d’un point à l’autre, mais fin en soi, scène offerte à la mode et cadre de réalisation d’une identité féminine toujours en représentation. Les femmes se regardent elles-mêmes mais regardent aussi les autres femmes. Les images de passantes dans les magazines permettent ainsi une plus grande projection et identification : dotées d’une réalité empirique pouvant devenir celle des lectrices, un dynamisme sensuel que le mouvement des corps leur transmet leur donne vie. En ce sens, selon Agnès Rocamora, de telles images véhiculent une vision utopique de la ville tel un espace imaginaire tout entier dévoué à la mode.
Utopique ? Dans la modernité en voie de saturation certainement mais dans la postmodernité voie d’émergence c’est moins sur. En effet, dans nos sociétés contemporaines occidentales ou orientales, nombreuses sont les villes et notamment les grandes villes, les métropoles, à illustrer et incarner ces espaces imaginaires entièrement consacrés et dévoués au paysage de la mode. Tel des podiums de défilés, ou des mises en scènes sur papier glacés, les rues des mégalopoles postmodernes tendent à réinventer la ville et contribuent à la redéfinir comme espace d’expression d’une culture marchande spectaculaire caractérisée par la prolifération des images (publicités..etc), des boutiques de modes et des figures de passante/flâneuses/modeuses en tant que modèle intégré et intégrateur.
Si l’on s’attarde sur ces périodes de grande effervescence de la mode que sont les fashion weeks (semaines de la mode) durant lesquelles les collections des grands créateurs et couturiers sont présentées dans les « capitales de la mode », on remarque aisément la place qu’occupe la mode dans l’espace urbain et la façon dont elle contribue à façonner cet espace. L’expression « capitale de la mode » est à cet égard fort intéressante. En effet, une capitale de la mode est une ville qui exerce sur le monde une influence majeure en matière de mode. Elle exerce son influence du fait de ces fashion weeks prestigieuses mais également par la présence de créateurs, commerces notables ou d’un patrimoine dédié au sujet que l’on trouve principalement dans ses musées. Outre Paris, berceau de la haute couture, qui est souvent désignée comme la seule capitale de la mode depuis plus d’un siècle, le terme désigne généralement Londres pour son savant mélange de créativité liée à la mode de rue et son conservatisme, ainsi que sa mode masculine traditionnelle symbolisée par Savile Row; mais aussi New York pour sa mode accessible, et Milan pour ses couleurs et sa longue tradition de la maroquinerie. A cette liste originelle, si je puis me permettre, on y ajoute de nombreuses autres villes notamment des villes asiatiques à l’instar de Tokyo, surtout depuis le mouvement « Antifashion » autour des années 1980 qui a vu émerger des stylistes tel Yohji Yamamoto ou Rei Kawakubo mais également pour ses tribus représentées par les mouvements Kawaï ou Gothic Lolita par exemple. Dans une moindre mesure, Anvers qui compte une école de mode prestigieuse ayant vu sortir de ses rangs de nombreux stylistes influents tel que les Six d'Anvers (Walter Van Beirendonck, Ann Demeulemeester, Dries Van Noten, Dirk Van Saene, Dirk Bikkembergs et Marina Yee) ou Martin Margiela, mais qui ont effectué la majeure partie de leurs carrières loin d'Anvers, souvent à Paris. Des villes comme Los Angeles, São Paulo et Sydney, comptent aussi aujourd’hui parmi les grandes capitales de la mode. Toutefois, si une zone du monde tend à monter en flèche dans le paysage de la mode contemporaine c’est bien l’Asie. Comme je viens de l’évoquer, Tokyo exerce son influence depuis une trentaine d’années déjà, mais d’autres métropoles comme Séoul, Singapour, Hong Kong et surtout Shanghai tendent à monter en flèche.
La mode en Asie : Tokyo, Séoul, Shanghai :
Selon le Global Language Monitor qui réalise un classement chaque année des 55 villes les plus médiatiques dans le secteur de la mode, Shanghai serait, selon le dernier classement, n°10 (derrière 1. NYC / 2. Paris / 3. London / 4. LA / 5. Barcelona / 6. Roma / 7.Berlin / 8. Sydney / 9.Anvers ). Shanghai se place ainsi en métropole n°1 de la mode en Chine, mais aussi en Asie et bientôt dans le Monde. Elle a fait un retour triomphal en sautant 12 places par rapport à l’année dernière Organisant ses propre fashion weeks depuis 2003 en avril et en octobre, avec des créateurs à la pointe comme Qinhao, Qi gang, Helen Lee ou encore Qin Yo ; pouvue de grandes écoles de modes (telle IFA, Mod Spé), Shanghai est depuis 2010 (année où elle a organisée l’exposition universelle) une des mégalopoles les plus puissantes et influentes de la planète.
Alors que la Chine émerge de plus en plus sur la scène mondiale et s’affirme comme l’atelier du monde (on ne compte plus les marques produisant des vêtements Made in China), Shanghai mène la charge de la mode. Selon Mark Tungate dans son ouvrage Le Monde de la mode, « la Chine est le nouveau Japon ». Caractérisée par son architecture grandiose et démesurée, véritable ode à l’immensité, aux hypermédias, Shanghai la surdimensionnée l’est tout autant dans son rapport à la mode et aux boutiques mode/luxe qui remplissent ses territoires. Loin de ses consoeurs Pékin, Hong Kong ou Taiwan, Shanghai semble être la capitale du luxe et de la mode en Chine. La ville a une culture commerciale plus ancrée. Elle est certainement la ville chinoise où la plupart des marques ont leur siège ; ce qui fait d’elle aujourd’hui le pôle commercial du pays en devenant une destination très prisée par les marques internationales qui cherchent à séduire une population dont le revenu disponible augmente et qui se montre très enthousiaste pour les derniers produits sortis. Par exemple, Apple a 4 PDV à Shanghai soit plus que le nombre combiné de Tokyo et Singapour. En effet, si Shanghai règne véritablement en capitale de la mode et du luxe en Asie, c’est parce que sa population est extrêmement soucieuse de son apparence, de son style et porte une attention considérables pour les grandes marques. Ici les gens sont très soucieux de la marque et dépensent beaucoup dans le secteur du vêtement et de l’accessoire de mode. Avec ses 132000 habitants ayant une richesse supérieure à 10 millions de yuhans (1.7 milllion d’euros), Shanghai dispose d’un réservoir de gros clients pour le luxe. Quant aux autres acheteurs, la majorité ont des gouts assez sophistiqués et un attrait indéniable pour les marques de mode à la pointe et le style, ce qui fait que les dépenses de consommations des shanghaiens sont supérieures à celles des new yorkais. Shanghai se caractérise enfin par une forte population de jeunes consommateurs fortunés (les 20-30 ans) et assez flambeurs, prêts à donner un mois de salaire pour un sac ou une montre, objet de mode ultime pour afficher à la fois son appartenance à la tribu fashion tout en affirmant sa personnalité.
Ainsi que vous vous promeniez sur Nanjing Road, Maoming Nanlu et surtout au Plaza 66, véritable cathédrale, temple de la mode et du luxe avec ses 5 étages réunissant quasiment toutes les marques de luxe du monde, vous croiserez sans aucun doute ces jeunes consommateurs très soucieux de leur apparence, de leur style et des marques emblèmes de leur appartenance tribale. Il convient de souligner que le fait « d’avoir du style » est dans la tradition des shanghaiens depuis fort longtemps mais c’est bel et bien cette génération de jeunes qui a fait émerger ce rapport spécifique à la mode et aux marques de luxe. Ils aiment l’argent, le luxe, les marques, ils aiment afficher ces gouts mais loin de s’imiter naïvement les uns les autres ou de suivre simplement des tendances, ils affectionnent l’idée de se façonner un style propre à chacun et sont d’ailleurs très friands de fantaisie. Pour eux , la seule façon de montrer leur caractère et leur personnalité unique passe par « la mode avec un mix and un matche personnalisé », c'est-à-dire qu’ils savent choisit, combiner, associer des vêtements et des accessoires, et pas ceux que tout le monde pourrait porter. Flairant les tendances en exerçant leur regard dans la rue mais aussi sur le web, à travers les blogs, les défilés en ligne, les sites de street style…etc, les jeunes consommateurs shanghaiens s’apparentent à de véritables experts de la mode. Ils illustrent parfaitement ce mouvement de « fashion-experts » en quête de façonnement de leur propre style que j’ai proposé pour décrire les consommateurs férus de mode d’aujourd’hui : le Fashioning Self style
De la mode moderne à la mode postmoderne : Fashioning self style !
Ce mouvement de « Fashioning self style », de façonnement du style de soi, a été perçu lors d’une étude que j’ai réalisé pour le groupe Marie Claire : étude intitulée « L’imaginaire de la modeuse postmoderne ». S’interrogeant sur la persistance des notions comme fashionistas, fashion victim, la cellule de réflexion du GMC Fashion Factory me posait alors une question : qui sont les fashion-addicts aujourdhui ? Pour répondre à cette question, il s’agissait de se pencher sur ce passage de la mode moderne à la mode postmoderne. Voir la suite: http://tendancesociale.com/index.php/2016-03-11-10-02-25/item/182-qui-sont-les-modeuses-contemporaines?