Constellations familiales postmodernes: questions pour l'habitat

Écrit par  Emilie Coutant

Une famille…des familles.

 

Il existe mille et une façons de former une famille.  De la famille nucléaire à la famille élargie, en passant par les familles monoparentales et les familles recomposées, l’on voit bien qu’il est difficile de donner une définition de ce qu’est ou doit être la famille et de délimiter précisément ses contours, sa structure, son territoire. Dans les sociétés traditionnelles, les familles élargies (qu'on désigne actuellement sous l'appellation de clans), comportaient des dizaines, voire des centaines de ménages ayant des fonctions diversifiées. Elles possédaient un patrimoine communautaire, comportant des terres, des maisons, des métiers, attribués ou loués comme biens privatifs pour permettre aux nouveaux ménages de s'établir. Dans la Rome antique, mais aussi en Europe sous l'Ancien Régime, le terme de familia était utilisé pour désigner l'ensemble de la maisonnée, il s’étendait donc aux domestiques, aux esclaves et même aux clients. Dans les sociétés modernes, la famille s'est progressivement restreinte à un seul degré de parenté ou d'alliance : la famille nucléaire.

La famille nucléaire est un des trois grand types familiaux que Frédéric Le Play au XIXème siècle a distingué, classification reprise et complétée ensuite par Emmanuel Todd :

- La famille nucléaire : le foyer n’abrite qu’un seul ménage, les enfants s’établissent à part lorsqu’ils se marient. L’héritage n’obéit à aucune règle privilégiée (« nucléaire absolu ») ou bien est également réparti entre tous les enfants (« nucléaire égalitaire »). Il existe des variantes avec « corésidence temporaire » de plusieurs couples. (Avantage de la famille nucléaire : sa mobilité, facilité à déménager. Inconvénient : solitude des personnes âgées, de certains couples isolés.)

- La famille souche : le foyer peut abriter deux ou plusieurs couples, de générations successives, liés par filiation. Il n’y a en général qu’un seul héritier par génération, le plus souvent, l’ainé(e), mais ce peut être aussi le ou la plus jeune. La composition change selon que les femmes résident chez leur mari, ou l’inverse.

- La famille communautaire : elle abrite plusieurs ménages et les frères mariés cohabitent. Ils sont liés par filiation, plus souvent patrilinéaire. L’héritage est partagé, mais l’accès peut y être inégal, et la hiérarchie ainé-cadet forte. Il existe aussi des formes égalitaires. Ce type de famille peut former des clans sur la base de lignages patriarcaux.

Les familles souche et communautaire sont des types de familles élargies. Si selon le Play, la famille nucléaire a succédé à la famille élargie, cette hypothèse a été depuis réfutée par de nombreuses études démographiques qui montrent que ces deux systèmes coexistent depuis toujours. L’avantage de la famille élargie est sa cohésion et sa solidarité. Après avoir été marginalisée dans les pays développés, la famille élargie semble retrouver de la vigueur pour de nombreuses raisons : remise en cause du modèle traditionnel de la famille, contexte de crise économique et précarisation des familles.

Comprendre la façon dont se forment et se transforment les constellations familiales d’hier à aujourd’hui est capital pour saisir le fonctionnement de nos sociétés et envisager des politiques en matière d’éducation, de travail, d’urbanisme, d’habitat, de culture…etc. Dans ses ouvrages La Troisième planète (1983) et  L’Invention de l’Europe (1990), Emmanuel Todd montre comment les orientations idéologiques des régions françaises puis des pays d’Europe peuvent être expliquées par la répartition des types familiaux : « les idéologies modernes, politiques ou religieuses peuvent être considérées comme les reflets abstraits, dépersonnalisés de conceptions latentes dans la vie familiale »  Ce dernier a publié en 2011 le premier tome de L’Origine des systèmes familiaux, consacré à l’Eurasie, qui peut être considéré comme une projection, dans le temps et l’espace, de cette même grille d’analyse.)

 

            Nos sociétés contemporaines ont aujourd’hui passé le cap de la modernité et entrent dans une phase de mutation des valeurs. Les constellations familiales sont un terreau fécond dans lequel s’agrègent, se forment se transforment le lien social et les relations interindividuelles. Par ailleurs, les avancées récentes des biotechnologies et de la médecine ont opéré une révolution quasi anthropologique dans la question de la généalogie. En effet, si durant des siècles, en raison de l’interdiction des tests de paternité, un doute pouvait planer sur le géniteur, l’identité de la mère était, elle, sans équivoque. Cette configuration semble se renverser totalement : l’identification par l’ADN du père biologique peut désormais être certaine et la question est devenue : « qui est la mère ? » Celle qui a donné ses ovocytes ? Celle qui a porté l’enfant durant 9 mois ? Celle qui va élever cet enfant qu’elle a désiré sans pouvoir le concevoir ?

Les progrès de la biologie et des techniques de procréation ne sont pas les seuls en cause dans cette nouvelle complexité des liens de parenté, de filiation et dans l’éventail des façons de faire famille. « Plus besoin de courir le monde pour s’intéresser aux systèmes de parenté, la famille occidentale est devenu le paradis des ethnologues » commente  Martine Segalen. Les évolutions sociales et culturelles amorcées dans les années 60 et les modifications de la législation dans les années 1970 (1970 : Egalité de la filiation /  1972 : loi sur l’autorité parentale (fin de la puissance paternelle) / 1975 : loi sur le divorce par consentement mutuel) sont largement partie prenante de ces changements. On observe depuis 20 ans une constante diminution des mariages (baisse de 40% depuis 1990), un accroissement des divorces (47 divorces pour 100 mariages en 2011), des situations de monoparentalité (une famille du 5),  une multiplication des agencements de couples, d’où cette formidable bigarrure des compositions et  recompositions familiales (1.2  million d’enfants vivent avec un de leur parent et un beau-parent). L’avènement du PACS en 1999, initialement prévu pour les couples de même sexe (et pourtant parmi les 175000 couples qui ont choisis le PACS en 2009, 95% par partenaires de sexes opposés), la légalisation du mariage pour les couples de même sexe en 2013, ou encore la montée des revendications des couples homosexuels à fonder une famille via l’adoption ou la PMA, sont autant de signes qui révèlent que le mariage n’est plus ce pivot central autour duquel se façonne la famille. Jusque dans les années 1970, effectivement, ce qui faisait la famille c’était le mariage. Dans le droit français, un couple marié sans enfant était une famille mais une femme seule avec un enfant n’était pas une famille. A partir des années 70, s’est mis en place ce qu’Irène Théry nomme le « démariage » : se marier ou non, se démarier ou non est devenu une question de conscience personnelle.

La diversification des modèles familiaux (couples mariés, pacsés, vivant en union libre, familles monoparentales, homoparentales ou recomposées) a ainsi fait vaciller le modèle traditionnel de la famille nucléaire, un des piliers de la modernité. Même s’il reste majoritaire (4 familles sur 5 formées par le père biologique, la mère biologique et les enfants), il s’est fondu dans une diversité de modèles. La libération sexuelle, l’affirmation de la personne, de ses droits et du respect de ses choix, la primauté des liens affectifs et le désir d’enfant sont devenus les ingrédients principaux du cocktail familial postmoderne. Ainsi, ne s’organisant plus autour du mariage comme pivot, la famille contemporaine va davantage se reposer sur la filiation mais pas seulement sur celle-ci non plus. Pour saisir les contours des constellations familiales actuelles, il faut davantage se placer du point de vue de la parenté et de la parentalité.  (Les années 80, qui ont marqué l’ère de l’enfant-roi, ont vu émerger en France cette notion de parentalité (notion utilisée pour la première par Therese Benedek en 1959 dans un article intitulé « Parenthood as a developmental phase ») pour nommer les situations familiales précaires comme la monoparentalité afin d’éviter les qualifications stigmatisantes et de reconnaitre ces ménages comme des familles à part entière. Cette notion s’est déclinée au fur et à mesure qu’ont émergées de nouvelles manières de faire famille : homoparentalité, pluriparentalité… La loi de 2002 qui affirme la coparentalité fait déplacer le couple conjugal vers le couple parental. La famille ne repose plus sur le mariage, c’est donc l’enfant qui va devenir son pilier le plus solide. Alors que l’amour conjugal tend à devenir un investissement à court et moyen terme, le long terme se déplace sur la relation parents-enfants. Qu’ils soient divorcés, séparés ou ensemble, l’enfant a pris une place première dans la mesure où le lien de filiation reste indissoluble.)

La question va alors se déplacer sur la nature de ce lien de parenté et surtout de ces nouveaux liens de parenté créés par la proximité et la partage d’espaces domestiques. La justice en matière d’affaires familiales est souvent confrontée à cet épineux problème de la filiation biologique, domestique ou généalogique. Car, dans les nouvelles tribus familiales postmodernes, on trouve des pères, des pères, des enfants mais aussi des beaux-pères, des belles-pères, des beaux-enfants, des demi-frères, des demi-sœurs, des parents adoptifs, des parents domestiques, des parents affectifs mais aussi des parents biologiques ! Qu’ils s’agissent du jeu des recompositions ou des prouesses de la génétique, les liens biologiques, éducatifs et affectifs ne coïncident plus forcément. Comme le souligne Irène Théry, nos sociétés contemporaines sont confrontées au défi de réinventer des formes de pluriparentalité : « De plus en plus nombreux les beaux-parents contemporains s’affirment comme des parents additionnels occupant à l’égard de l’enfant une place originale qui, sans être « généalogique » (le beau-parent ne donne pas son nom à l’enfant, ne l’inscrit pas dans sa lignée), sans menacer la place spécifique des parents, est pourtant « générationnelle » : ils considèrent être liés aux enfants par les droits, devoirs et interdits qui différencient les générations. » Nouvel horizon du tableau familial du XXIème siècle, la pluriparentalité donne à voir des tribus mosaïques, que les Suédois nomment les familles arc-en-ciel (rainbow families). L’ère de la pluriparentalité sonne le glas du modèle assimilationniste qui réduisait la parenté à « Un père, une mère, pas un de moins, pas un de plus (code Napoléon) » selon Irène Théry Les modèles familiaux occidentaux seraient alors en train de se rapprocher de ceux que l’on trouve dans de nombreuses sociétés où les enfants sont pris en charge par une multitude d’adultes. « Il faut tout un village pour élever un enfant » dit un proverbe africain.

Nombreux sont les politiques, mais aussi certains penseurs sociaux (psychologues notamment) qui s’alarment contre la disparition d’une institution fondatrice des sociétés humaines (ce modèle de famille nucléaire qui serait seul capable d’assurer l’éducation de l’enfant et son accès à l’âge adulte), et perçoivent ce renouveau des configurations familiales comme une crise des valeurs et une perte de repères stables. La mutation des valeurs sociétales engendre une angoisse, celle de la pluralisation et de la diversification, difficilement contrôlable et légiférable. A nous, sociologues, renifleurs du social et prospecteurs des imaginaires sociaux de demain, de dépasser cette vision normative et de mettre en avant les bénéfices de la pluralisation qui s’incarne dans cette diversification des configurations familiales.

 

 

L’habitat : un logement, un mode de vie, un espace de partage et de convivialité

 

La diversification des constellations familiales, la multiplication des situations de regroupement familial mais également des solidarités dans et au-delà des frontières de la famille pose une question centrale : comment ces personnes vivent, habitent, cohabitent ensemble ? Les mutations familiales conduisent les familles à changer et adapter leurs lieux de vies. Comme le précisent Didier Le Gall et Claude Martin, « la problématique du logement est interne au processus même de recomposition familiale » (« Instabilité des couples et recomposition familiale », in François de Singly (dir.), La famille : l'état des savoirs, Paris, La Découverte, 1991, p. 58-66). En s’interrogeant sur l’usage de l’espace domestique des familles recomposées, les auteurs ont montré combien l’analyse du logement, et plus particulièrement l’installation dans celui-ci, son aménagement, le partage de l’espace domestique, était révélatrice du fonctionnement de ces familles. Dans les familles recomposées, « les questions de logement, d’espace, d’aménagement, de préservation de l’intimité, etc. surdéterminent l’idée de refaire famille (…) il y a le couple et son espace, les deux familles dissociées mais qui restent constituées par la circulation des enfants » analyse Claude Martin (Martin (« Recomposer l’espace intime et familial », Terrain, n°36, mars 2001, p. 17-32.) De par cette circulation des enfants, et en raison de la grandissante mobilité des individus devenus quasiment nomades, les familles postmodernes se caractérisent par une recomposition des pratiques et des valeurs assignées aux lieux d’habitats et lieux géographiques, une recomposition qui touche notamment le rapport identité/altérité, familiarité/étrangeté. Se posent des questions relatives aux dépenses en logement, à l’aménagement de l’espace, à la place attribuée à chacun des membres. Dans chaque logement, chaque famille combine l’espace selon ses possibilités mais aussi selon ses besoins et ses propres valeurs. Les contraintes financières vont bien sûr peser sur ces choix, notamment parce que la séparation des parents entraîne souvent un bouleversement de la situation financière des familles. Lorsque les familles sont à la recherche d’une résidence principale, il s’agit pour elles de satisfaire non seulement la famille en tant qu’unité mais aussi chacun de ses membres afin de préserver son intimité. Or cet équilibre n’est pas toujours réalisable et certaines familles seront contraintes de faire des arbitrages selon les dépenses qu’elles pourront consacrer au logement, le temps des déplacements quotidiens mais aussi en fonction des configurations familiales et de l’évolution de la taille de la famille. Plus les structures familiales se complexifient (différentes fratries, écarts d’âge importants, etc.), plus l’organisation et l’agencement de l’espace domestique relèvent du « casse-tête », et plus la cohabitation devient difficile. Les situations sont encore plus complexes quand les enfants ne sont pas issus de la même fratrie car ils seront parfois contraints de partager leur chambre avec un demi-frère/sœur ou un quasi-frère/sœur : « Dans ces familles complexes, plus encore que dans les familles biparentales simples, l’espace est un signifiant puissant de la nature et de la qualité des relations » selon Claude Martin. Cet espace doit donc être pensé, questionné, négocié.

La question de l’aménagement de l’espace collectif et des espaces privés/intimes est posée et pensée pour le bien-être de l’ensemble des membres de la famille car celle-ci se caractérise avant tour par le dialogue et la négociation. Les nouvelles valeurs et les fonctionnements des familles postmodernes reposent en effet sur des principes démocratiques. Des sociologues de la famille comme Gérard Neyrand ou François de Singly ont depuis le début des années 90 mis en avant ce nouvel idéal de famille démocratique qui implique égalité des droits, prises en compte des individualités, valorisation de l’affectuel, dialogue, négociation et élection. Pour François de Singly, la famille, quelle que soit sa forme, est devenue le lieu où chacun peut construire son identité à travers des liens relationnels électivement choisis. D’un autre coté, les enquêtes montrent que les difficultés sociales liées aux crises et au chômage de ces deux dernières décennies n’ont fait qu’intensifier les solidarités familiales entre génération. Soutien financier, matériel ou logistique des grands-parents aux enfants et petits-enfants et inversement, entraide, service, soutien, convivialité…les solidarités familiales se renforcent. La famille reste toujours le premier refuge des adolescents et jeunes adultes dans leur parcours d’obstacles vers la vie adulte. On parle même aujourd’hui de « génération Boomerang » pour qualifier ces jeunes adultes qui, après une période de décohabitation et de vie indépendante, retournent vivre chez les parents en raison d’une situation de chômage ou de précarité.

Exemple de Jessica : « Je ne peux pas déménager, mon chien habite ici. »

« Il y a un an, Jessica a décroché son premier emploi au service marketing d’une entreprise spécialisée dans le luxe. À 25 ans, les revenus de la jeune femme lui permettraient de se louer un studio dans le centre de Paris. Mais pour elle, pas question de quitter le cossu appartement de l’Ouest parisien de ses parents dans lequel elle a passé son enfance et son adolescence. Une situation aussi bien entretenue par les parents de Jessica (« Je lui prépare toujours un jus d’orange frais et je lui laisse du poisson et des légumes dans le frigo, comme ça, au moins, je sais qu’elle mangera équilibré », 
dit sa mère) que par Jessica elle-même (« C’est vrai que j’arrive pas trop à vivre seule pour le moment, se retrouver toute seule chez soi, le soir, sans personne à qui parler, c’est trop dur »). Jessica emprunte régulièrement des vêtements ou du maquillage à sa mère, laquelle la conduit souvent à ses rendez-vous professionnels en banlieue mais fait aussi sa lessive et sort son chien quand sa fille rentre tard du bureau. Quand son petit ami irlandais a débarqué en France, les parents de Jessica ont accepté de l’héberger pendant un an, le temps qu’il trouve un travail, justifiant leur décision par un étonnant « comme ça, on savait ce qui se passait ». De cette époque, aujourd’hui révolue, la mère raconte : « Mon mari et moi avons vécu cloîtrés pendant un an dans notre chambre, je ne pouvais même plus sortir de ma chambre en petite tenue, sous peine de croiser ma fille et son ami avachis sur le canapé à regarder la télévision ou à surfer sur Internet. » 
Jessica et son Irlandais finiront par trouver un studio en banlieue dont ils partageront le loyer. Mais, rapidement, l’affaire tournera court. La jeune femme est donc retournée vivre chez ses parents, tout en étant très fâchée avec sa mère, cette dernière ne s’étant pas privée de donner son avis sur la rupture de Jessica avec son ami. Mère et fille se côtoient donc chaque jour sans s’adresser la parole, sauf par l’intermédiaire du père.Quand on demande à Jessica pourquoi cette situation ne la pousse pas à prendre enfin son envol, elle a cette réponse délicieuse : 
« Je ne peux pas déménager, mon chien habite ici. »

 

Dans le même ordre d’idées, il existe également de nombreuses familles qui accueillent leurs aînés en fin de vie, parfois à défaut de pouvoir financer une chambre dans une maison de retraite, mais souvent par véritable choix : celui du regroupement familial. En raison du vieillissement de la population, de l’augmentation croissante du nombre de seniors, la question du logement des personnes âgées est devenue centrale ces dix dernières années. Ces nouveaux seniors souhaitent pouvoir rester près de leurs enfants et voir grandir leurs petits-enfants. La diversité de l’habitat dans un quartier reste à cet égard un avantage. Les agents immobiliers constatent un petit flux de nouveaux achats pour organiser sa retraite dans un lieu où enfants et petits-enfants pourraient trouver une place, pratiquer leurs loisirs. Cependant, il existe aussi de nombreux seniors qui, ne souhaitant pas perdre leur autonomie et devenir dépendants de leur famille, cherchent à cohabiter avec des personnes de leur génération, amis ou voisins. On connaissait déjà ce modèle d’habitat partagé à l’instar de la colocation étudiante. On voit ce mode d’habiter proliférer aujourd’hui auprès des personnes âgées qui font le choix de vivre ensemble, de partager un espace à plusieurs, d’assumer les charges et les tâches domestiques collectivement et surtout de se soutenir et d’être ensemble pour leurs vieux jours. Cette résurgence des solidarités familiales et générationnelles est à rapprocher également de ce renouveau des solidarités locales, liés au partage d’un même territoire, d’un même espace, d’une activité quotidienne. Les expériences d’éco-quartiers, de jardins partagés, de ruches urbaines se sont véritablement démocratisées et multipliées dans de nombreux quartiers, villes et régions. Engagement, solidarité et partage apparaissent comme de nouvelles valeurs indispensables dans ce contexte de crise économique afin d’assurer, sinon un bien-vivre, un mieux-vivre ensemble.  Cependant, comment vivre ensemble quand nos vies, nos âges, nos activités sont différents ? Comment habiter ensemble un même espace, un même territoire ? Quelle est la mobilité de chacun au sein de ces espaces ? Qui a besoin de quoi pour vivre et évoluer au sein de la maison/du quartier/de la ville ?

 

 

Habiter, cohabiter, vivre ensemble

 

Si l’on voit, dans le cadre des nouvelles constellations familiales postmodernes, que les lieux font liens (parenté domestique/affectuelle), il apparait également que les liens font lieux. Depuis l’essor de la colocation qui touche désormais tous les âges, de nombreux milieux professionnels, mais également des parents en situation monoparentale, et contribue à façonner une famille par le vécu partagé de l’existence, on voit également proliférer des nouveaux modes d’habitat partagé ou d’habitat dit solidaire qui nous renvoie à l’habitat communautaire ancestral.

Le fait d’habiter ne signifie pas simplement le fait de se loger ou de résider. L’habitat englobe avant l’idée de mode de vie. En géographie, habiter désigne « le fait d’avoir son domicile en un lieu » (Théry & Brunet, 1993, p.250). Par « habitat », on désigne le « lieu où l’on s’est établi, où l’on vie, où l’on est habituellement ». En sociologie urbaine, habiter signifie occuper un logement ou résider. D’un point de vue philosophique, les réflexions sur l’habiter s’appuient sur la phénoménologie d’Heidegger. L’espace habité est l’espace investi émotionnellement. L’habiter chez Heidegger est l’irréductible condition des êtres humains en tant qu’habitant de la Terre. Questionnement repris en géographie, en ouvrant sur le rapport à l’environnement. Habiter c’est pratiquer les lieux géographiques ; l’ensemble des pratiques des lieux participe de l’habiter. Le fait de vivre ici ou là façonne nos conduites, nos opinions et notre expériences du monde social. Il existe un véritable « esprit de lieux ».

Dans la socialité postmoderne, l’habitat doit donc être pensé comme un véritable  lieu de vie, lieu de partage et d’échange. Il ne désigne pas simplement la maison, le logement individuel, mais de façon plus globale le lieu dans lequel on vit, on communique, on bouge. Penser l’habitat met en avant l’existence et l’importance des espaces intermédiaires de sociabilité. L’habitat postmoderne est essentiellement un pôle dynamique, d’échanges, de communication et doit favoriser la convivialité et le partage tout en respectant l’espace intime, la notion de chez-soi. D’où l’émergence de phénomène comme le « cohousing », modèle d’architecture de l’habitat et d’urbanisme qui propose justement de favoriser l’interaction entre les habitats. Initiée par des communautés d’habitant, le cohousing parle aux personnes qui ne veulent pas se sentir coupés des autres, comme perdus dans une ville impersonnelle. Inventé au Danemark et très présent dans les pays nordiques, le concept de cohousing s’est développé partout dans le monde. Il se propose comme une solution d’habitat collectif incluant des espaces partagés auprès des acteurs institutionnels : pourquoi posséder une machine à laver, une tondeuse à gazon et d’autres équipements par foyer alors qu’ils sont utiliser ponctuellement ? Comment favoriser l’interaction sociale autour de nouveaux lieux de vie collective ? La question mérite d’être posée et un travail de sensibilisation et de pédagogie pourra être mené auprès des différents acteurs. Si la notion d’habitat collectif rappelle l’échec des grands ensembles urbains (banlieues), les décideurs (collectivités locales, responsables d’urbanisme, architectes) doivent pourtant réfléchir ensemble à la conception des ces habitats du futurs, en ce concevant des espaces de partage qui favorisent l’interaction entre voisins. Pourquoi les personnes qui habitent en ville connaissent pas ou peu leurs voisins ? Car les rencontres dans les parties communes ne favorisent pas l’interaction. Il y a un vrai travail à effectuer autour des espaces intermédiaires. Habitat partagé, habitat groupé, habitat solidaire, éco-habitat en interaction avec l’environnement, les habitats de demain deviennent de véritables systèmes d’organisation de l’espace vécu se présentant comme des réseaux d’espaces de sociabilité en interaction. La prise en compte de l’habitat inclut celle de tout un environnement et de sa multitude de composantes matérielles et sociales.

 

En considérant le fait qu’il n’existe pas de « mode d’habiter standard », il est nécessaire de permettre une flexibilité du logement afin de faciliter son appropriation. Un lieu est « habitable » selon sa possibilité d’être organisé en milieu de vie. La fonction essentielle de l’habiter amène à cette dimension socio-anthropologique de l’appropriation de l’espace. L’habitude de l’espace correspond à un besoin d’identification et de distinction, et les individus se construisent une image sociale à travers le jeu des espaces de sociabilité. L’articulation des espaces de sociabilité autour de l’espace domestique permet le contrôle de l’image sociale des habitants et participe à la construction identitaire. Cela suppose d’éviter une standardisation trop poussée qui entraverait l’expression de la personnalité des habitants et leur désir se façonner un endroit qui leur serait propre. L’adaptabilité du logement et des lieux de vie est parfois difficilement réalisable au sein du parc existant en termes d’architecture. Or, les besoins actuels concernent la modularité temporelle du logement, la mobilité résidentielle et l’accessibilité aux services et équipements. En somme, l’enjeu primaire réside bien dans le développement du lien extérieur de l’habitat des familles aux espaces de sociabilité, à savoir l’espace public. Cela passe par l’intégration de la maitrise d’usage au cœur des politiques de l’habitat et par une actualisation des représentations institutionnelles notamment des catégories statistiques. Il s’agit d’élargir les cadres de références en termes d’échelle et d’implication des parties prenantes.

 

Communication d'Emilie Coutant au colloque "Habiter mieux - bien vivre ensemble - habitat et postmodernité" - 11 juin 2013 - Louvre Lens

 

 

 

 

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