Nous le savions, le hipster, n’est plus. Après une « mainstreamisation » du terme - et de l’image -, être hipster se réduit à avoir une barbe fournie et des chemises à carreaux. C’est davantage une tendance vestimentaire, qu’un sociostyle. C’est dans ce terrain favorable qu’une nouvelle tribu apparaît et fait le buzz : le yuccie (Young Urban Creatives).
Les yuccies : portrait d’une nouvelle tribu
Selon la définition du journaliste David Infante, qui se revendique comme appartenant à la tribu, les yuccies, sont les « nouveaux millenials », une partie de la génération Y caractérisée par des jeunes connectés qui se servent de leur maîtrise des outils numériques pour tisser des liens sociaux, travailler et s’exprimer. Ils bénéficient souvent du pouvoir de l’éducation, combinant un haut niveau d’étude, l’usage courant de plusieurs langues, et un bagage culturel construit par des voyages aux confins du monde. Leurs pratiques ont nourri chez eux la conviction qu’ils pouvaient faire ce qu’ils désiraient. Le rêve est à portée de main, il suffit de le saisir.
Les Yuccies ont choisi un mode de vie tranquille, afin d’exprimer leur créativité de manière autonome et à leur rythme. Cela peut se traduire par l’envie d’ouvrir leur start-up ou de devenir entrepreneur dans le marketing de niche ou dans les nouvelles technologies (développement d’applications mobile, par exemple). S’ils ne veulent pas être comparés aux hipsters, ils ont pourtant, hérité d’eux l’aisance, la passion du bricolage et de l’artisanat qu’ils veulent maintenant, monétiser. L’argent n’est pourtant pas le plus important chez eux car ils bénéficient d’une sécurité financière en raison de leurs origines sociales plutôt aisées. Ce que les yuccies souhaitent, c’est avant tout le succès. Leur rêve est de devenir riche, en faisant ce qu’ils aiment, tout en étant reconnus par et pour leur singularité créative. Leur credo c’est l’accomplissement personnel avant tout. Vivre simplement signifie aussi pour eux prendre soin de soi, de son corps ; les yuccies mettent en avant la vie saine. Mens sana in corpore sano. Au delà d’une diète équilibrée, en mangeant des produits bio par exemple, les yuccies font du jogging et pratiquent le yoga, ce qu’ils estiment être la parfaite harmonie entre bien-être du corps et de l’esprit.
L’aisance se reflète aussi dans leur style vestimentaire. Le yuccie n’est pas facilement identifié, puisqu’il adopte un look informel, cool , héréditaire de la tendance normcore, dont on a entendu parlé sans cesse en 2014.. Différemment de ces prédécesseurs, les yuppies (la tribu des Young Urban Pro dans les années 80), mais grâce à eux, les yuccies ont l’esprit entrepreneur. Ils recherchent ainsi le juste équilibre entre plaisir, succès et reconnaissance. Ce sociostyle peut alors être perçu comme une fusion des yuppies et des hipsters, avec une accentuation de leur caractère novateur. “We’re intent on being successful like yuppies and creative like hipsters.” [1]
L'appartenance aux tribus : sentiment de reconnaissance et cristallisation de l’identité sociale
Avec la multiplication de tribus et des labels pour les définir (muppies, yuccies, gypset…) nous nous posons la question suivante: quel est le besoin de définir des communautés et comment ces communautés guident-elles les comportements des individus?
Il existe dans la psychologie sociale un courant qui étudie le savoir collectif à travers les comportements, les croyances et les connaissances préconçues des individus. Les représentations sociales, héritage d’Emile Durkheim, en sont la base. Ce sont des théories naïves sur des objets peu connus, instables, ou des éléments que nous ne maîtrisons pas mais que le collectif s’approprie pour réglementer ses actions. Dans sa pensée, Durkheim oppose deux formes de représentation : la représentation collective (qui serait peu stable et peu consensuelle) et la représentation individuelle (stable et consensuelle). Ces deux formes de représentation sont pour le sociologue, distinctes l’une de l’autre et les représentations collectives ne seraient pas le résultat de la somme des représentations individuelles, mais extérieures à celles-ci. Serge Moscovici lui, revient sur cette notion de représentation et la présente comme un « savoir commun », un régulateur social favorisant la communication entre les individus et les groupes. Les représentations font exister des groupes sociaux, ou pour reprendre le terme que proposait Michel Maffesoli dès 1988, des « tribus ».
Le psychologue social Jean-Claude Abric, explique les fonctions des représentations sociales à travers quatre fonctions-clés :
- celle du savoir, où, à travers des connaissances, il y a un échange des savoirs ;
- celle de l’orientation, où les comportements attendus dans un contexte social donné sont à peu près fixés ;
- celle de la justification, où les représentations peuvent justifier les actions et les choix d’un individu ;
- celle de l’identité, où à travers les représentations sociales l’individu construit son individualité et se reconnaît comme appartenant à des groupes sociaux qu’il estime.
De nos jours, avec l’évolution du numérique et la multiplication des communautés (virtuelles ou réelles), une personne peut appartenir à différentes tribus simultanément. Son appartenance à chacune d’elle peut être éphémère et il a la possibilité de passer d’un groupe à l’autre en toute fluidité. Enfin, chaque individu choisit les tribus auxquelles il appartient selon ses propres besoins de développement personnel.
La tribu, chargée de codes et de valeurs, agît comme un repère identitaire. C’est à travers les tribus que l’individu se reconnaît (et est reconnu) et se différencie des autres selon les différents contextes. En effet, appartenir à une tribu est surtout une manière de communiquer avec autrui.
Dans un article publié dans la revue Sciences Humaines, intitulé “Sous le regard des autres”, l’historien et philosophe Tzvetan Todorov met en lumière la question de la “reconnaissance”, qu'il définit comme la confirmation de notre existence. Pour l’auteur, la reconnaissance peut être objective ou subjective et peut se traduire par des mécanismes rationnels et irrationnels, conscient ou inconsciemment. C’est une aspiration qui cherche à capter le regard d’autrui. Nous pouvons clairement rapprocher l’idée de reconnaissance à l’appartenance à un groupe social. Se voir dans l’autre est se sentir accepté, et être reconnu comme hipster, yuccie ou n’importe quelle autre tribu est une forme de reconnaissance. S’il est reconnu comme faisant partie d’une tribu qu'il estime, l’aspiration à la reconnaissance est aboutie. “Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons comme nous-même”, affirmait Jean-Paul Sartre.
Le marketing tribal, régulateur ou créateur des tribus?
Nous avons compris, l’être humain a besoin de reconnaissance et d’appartenance à un groupe, de partager les émotions de la tribu. En revanche, lorsque le marketing s’est emparé du pouvoir “clanique”, c’est bien le marché de consommation qui est mis en avant comme élément “cristallisant” des tribus. On parle alors de marketing tribal.
Le marketing tribal consiste à utiliser les comportements sociaux de certains groupes de consommateurs (tribus) pour promouvoir un produit ou un service. Ce courant est étudié par les spécialistes en marketing et comportement du consommateur depuis une vingtaine d’années, mais leur configuration dans une démarche marketing est relativement nouvelle et originale. En effet, si l’on connaît les valeurs d’une tribu, l’on peut positionner le produit plus facilement et adapter les éléments du marketing à un type particulier de clientèle.
Des nos jours, l'avènement de l’Internet et des technologies numériques ont favorisé la multiplication des tribus et leurs rapports avec leurs icônes. Les individus convergent d’une tribu à une autre en toute fluidité et de manière de plus en plus transitoire. En effet, l’individu passe plus de temps à consommer sans cependant percevoir tout ce qu’il consomme. Paradoxalement, ses choix de consommation deviennent des critères indispensables pour le définir et contribue à « façonner » son identité, et celle des communautés - réelles et virtuelles - auxquels il appartient. Ces communautés peuvent être définies selon des critères diverses, comme des biens, des services ou style de vie. Les réseaux sociaux ont alors un rôle médiateur, permettant la communication au sein des tribus et entre les tribus.
Bernard Cova et Véronique Cova dans leur article intitulé . « Tribal aspects of postmodern consumption: the case of French in-line roller skaters » in Journal of Consumer Behavior rappellent qu’au sens latin, le mot « « communauté », renvoie au désir de lien, de connexion collective, d’expérience, de réaffirmation de traditions perdues et met l’accent sur l’émotion partagée. Pour les théoriciens, l’objectif du marketing tribal est celui d’associer à un marque une valeur de lien « c’est-à- dire ce que permet le produit ou service dans la construction ou le maintien des liens interindividuels ainsi que l’imaginaire tribal véhiculé par la marque »[2]. Il s’agit de créer ou de développer des tribus autour de produits ou des lieux de services qui intègrent une valeur de lien.
Enfin, le marketing tribal fonctionne comme un régulateur des repères, puisqu’il consolide l’existence d’une tribu par un univers esthétique qui les représentent, mais il peut également construire des nouvelles tribus, liées par un produit représentant des valeurs communes ou un mode de consommation commun.
Bibliographie
ABRIC, Jean-Claude in DESCHAMPS, Jean Claude & MOLINER, Pascal. L’Identité en psychologie sociale - des processus identitaires aux représentations sociales. Paris, Armand Colin, 2008.
CATHELAT, Bernard. Socio-styles-système : Les styles de vie, théorie, méthodes, applications, Paris, Éditions de l’organisation, 1990.
COVA, Bernard & COVA, Véronique. “Tribal aspects of postmodern consumption: the case of French in-line roller skaters” in Journal of Consumer Behavior, Vol. 1, No 1, p. 67-76. 2001.
COVA, Bernard & COVA, Véronique. Alternatives Marketing. Réponses marketing aux évolutions récentes des consommateurs, Paris, Dunod, 2003.
DURKHEIM, Emile. “Représentations individuelles, représentations collectives” in Revue de Métaphysique et de Morale, tome VI, 1898.
FERNANDEZ, Eva. “Adios hipsters, hola muppies” in Yorokobu, mis en ligne le 09 juin 2015. URL : http://www.yorokobu.es/adios-hipsters-hola-muppies/ (Page consultée le 30 juin 2015).
GODIN, Seth.
INFANTE, David. “The hipster is dead, and you might not like who comes next” in Mashable, mis en ligne le 02 juin 2015.
URL : http://mashable.com/2015/06/09/post-hipster-yuccie/?utm_cid=mash-com-fb-main-link (Page consultée le 30 juin 2015).
MAFFESOLI Michel, Le Temps des tribus, Paris, La Table Ronde, 2000 (1988).
MOSCOVICI, Serge. La Psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, 1961.
TODOROV, Tzvetan. “Sous le regard des autres” in Sciences Humaines, mis en ligne le 09 novembre 2010. URL : http://www.scienceshumaines.com/sous-le-regard-des-autres_fr_2658.html (Page consultée le 30 juin 2015).
[1] Mashable - “The hipster is dead, and you might not like who comes next” par David Infante.
[2] Cova (Bernard) & Cova (Véronique). Alternatives Marketing. Réponses marketing aux évolutions récentes des consommateurs. Dunod, 2003.