Le travail que je présente aujourd'hui est extrait d'une recherche appliquée sur la robotique et la qualité de vie au travail, réalisée par mon cabinet d'études Tendances pour le compte de Proxinnov, plateforme régionale d’innovation en robotique située en Vendée. Ce projet a obtenu le soutien de l’ANACT, Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail et visait à dresser des retours d’expériences sur des implantations de robots en PME sous l’angle de la performance industrielle et de l’acceptation sociale. Pour répondre à deux problématiques majeurs :
- Comment préserver ou améliorer les conditions de travail lors de l'intégration de robots industriels ?
- Quelles sont les exigences pour des méthodes évoluées d'intégration et de déploiement de robots collaboratifs ?
En tant que sociologue, mon travail consistait donc, à partir d’une démarche qualitative, (observations/entretiens/focus groups) à récolter des données qui permettent de comprendre:
- les représentations et perceptions de la robotique en général et de la robotique industrielle en particulier ;
- la confiance et l’engagement des responsables et des opérateurs dans l’outil robotique ;
- l’appropriation des robots par les différents acteurs de l’entreprise ;
- les impacts de la robotisation sur l’environnement de travail, les conditions de travail, le rapport au travail, autrement dit la qualité de vie au travail ;
- et l’agilité des personnes et des collectifs qui intègrent ces outils
La perspective adoptée pour réfléchir aux facteurs sociaux, humains et imaginaires en acte dans l’intégration des outils de technologie robotique est celle de la sociologie de l’imaginaire. Tributaire des apports de l’anthropologie de Gilbert Durand, cette approche sociologique, en plaçant les représentations collectives, les perceptions et les croyances au cœur du social, permet de saisir les principaux freins, ou au contraire, les leviers d’accélération dans toute structuration collective. elle se veut une sociologie des profondeurs qui tente d’atteindre les motivations profondes, les courants dynamiques (les grandes images de notre temps) qui sous-tendent et animent les sociétés humaines. Autrement dit, en étudiant les représentations individuelles et collectives, on peut capter l’ensemble des productions culturelles qui sont à l’origine d’un problème ou d’un questionnement. Dans le cadre de la robotique, cet imaginaire est foisonnant de croyances et de représentations archaïques, de la fascination à la répulsion, du fantasme de la libération de l’Homme à la crainte de la substitution totale. Dans le contexte de l’industrie, de telles représentations sont à anticiper dans l’implantation de telles technologies car elles peuvent être des ressources sur lesquelles s’appuyer ou au contraire des freins qu’il s’agit d’identifier pour mieux les lever. Un des mes objectifs était donc de saisir ces représentations individuelles et collectives des outils de technologies robotiques, en un mot l’imaginaire des robots industriels, auprès des usagers du panel d’entreprises constitué.
LES ROBOTS DANS L’IMAGINAIRE COLLECTIF
Dans l’imaginaire collectif, le robot est une machine aux formes anthropoïdes dont le comportement présente des similitudes avec celui des êtres humains. Cela fait longtemps que l’idée d’une telle machine existe, comme en témoigne le Pneumatica de Héron d’Alexandrie (-125 av. J.-C.), les poupées mécaniques de l’ère Edo au Japon (XVIIe siècle), ou les automates de Jacques de Vaucanson et de Pierre et Henri-Louis Jaquet-Droz (XVIIIe siècle). Pourtant, le terme robot n’est apparu qu’en 1920 sous la plume du romancier tchèque Karel Kapek, qui s'inspira du terme “Robota” signifiant dans sa langue : travail, corvée. Dans son roman, RUR, les hommes construisent des robots pour les remplacer dans les travaux manuels difficiles, mais leurs créatures se rebellent contre les mauvais traitements et les détruisent. Cette vision pessimiste du robot reflète sa position négative dans l’imaginaire occidental au XXe siècle : il polarise en effet toutes les peurs engendrées par les progrès scientifiques.
Cependant, le robot va être considéré d’une toute autre manière dans la culture orientale : perçu comme un ami, il a des sentiments et il porte l’espoir de délivrer les peuples de leurs problèmes. D’où les différences marquées en terme d’essor de la robotique en Chine, au Japon, en Corée d’une part, et en Europe d’autre part. Du fait des considérations religieuses propres à la culture des différentes civilisations, les robots anthropomorphes et présentant une intelligence élevée se sont développés d'une manière beaucoup plus forte en Orient qu'en Occident. La culture orientale accepte plus facilement des robots car elle ne souffre pas de la culpabilité judéo-chrétienne ou de la peur associée au fait de faire des idoles. En effet, le Shintoïsme et le Bouddhisme par exemple favorisent l'intégration des robots dans la société, ceux-ci étant perçus comme faisant partie de l'ordre naturel des choses, et considérés comme les égaux de l'Homme. A l'inverse, la société occidentale, de par son héritage garde toujours une crainte inconsciente vis à vis du développement des robots anthropomorphes, considérant la création de ces derniers comme une infraction à une loi morale ainsi qu'à l'ordre naturel.
Ni objet, ni humain, le robot fascine depuis des siècles, et a suscité beaucoup de légendes, représentations et récits. Dans l’imaginaire occidental, les robots marquent une frontière, à mi-chemin entre l’artificiel et l’humain, entre le vivant et le mécanique. Le Golem par exemple, né de la mythologie juive, est un être artificiel fait d’argile. Cette statue, qui prend vie mais qui est dépourvue de parole, devient l’esclave de son créateur humain. Cette légende illustre le fantasme de l’Homme de se créer un double, permettant de l’assister, voire de le remplacer. Dépourvu de parole, cet être artificiel n’est alors pas considéré comme un Homme; la frontière entre l’Homme et la machine semble nette dans ce récit mythologique: elle réside dans cette capacité à dialoguer et à communiquer qui revient à l’homme. Mais qu’en est-il aujourd’hui des robots qui peuvent interagir avec nous par la parole à l’instar de l’application à commande vocale Siri sur les iPhones d’Apple, qui comprend et répond à nos questions ? En dotant les objets et machines qui nous entourent de fonctionnalités permettant de dialoguer, d’entrer en communication voire d’interagir avec l’Homme, les innovations actuelles en matière de robotique engendrent une remise en question des représentations des robots et transforment nos relations à eux.
Depuis l’Antiquité, dans les récits mythiques, l’imaginaire des robots renvoie à la perfection d’un objet vivant, qui se définit d’abord comme un créature à mi-chemin entre objet technique et sujet et qui entretient de rapports complexes avec son créateur (cf. mythes de Pygmalion, Prométhée, Hephaïstos…). Cet imaginaire se retrouve aujourd’hui dans les fictions cinématographiques où les robots sont souvent représentés comme des humains capables de remplir toutes les fonctions de l’Homme voire de le dépasser (Brazil-1985, I Robots-2004). Cette fonction de remplacement destinée à libérer l’homme pour le soulager de travaux pénibles, et dans laquelle le robot se fait substitut, est accompagnée d’une crainte de la subversion et du remplacement total de l’homme par le robot. Loin d’être cantonnée à la sphère du travail, cette crainte se retrouve dans les mises en scènes de robots dans la publicité ou au cinéma : le robot devient support d’une relation ludique, affective voire sexuelle. Comme l’indique Peter Wollen dans son article « Le cinéma, l'américanisme et le robot », paru dans la revue Communications n°48 en 1988, “[…] la dialectique homme/machine se superpose à la dialectique parent/enfant et à la relation amant/objet d'amour. Pris dans la circulation du désir, l'automate devient à la fois jouet philosophique et fétiche sexuel, ou substitut” (WOLLEN 1988, p. 17).
La connotation sexuelle des robots est un thème largement répandu et très signifiant du point de vue de l’imaginaire. La fonction de remplacement du robot qui devient un substitut dans la relation sexuelle ne se développe pas que dans les œuvres de fiction. Prenons l’exemple des “sex-robots”, des robots partenaires sexuels, de la société True companion qui affirme : “Your sex robot will also be able to talk, listen, carry on a conversation, fell your touch and be your true friend” . Entre crainte de la subversion de l’homme par le robot et fantasme du perfectionnement de l’humanité, la relation à la machine ne va plus être utilitaire mais ludique et affectuelle (porteuse d’affects et d’émotions). Elle renvoie en outre à la construction du soi en questionnant notre rapport à l’altérité et notre place dans le monde du vivant.
LES ROBOTS DANS LE TRAVAIL
Dans le contexte des moyens de productions et de l’industrie, le remplacement des hommes par des machines existe donc depuis l’Antiquité. Vouées à exercer des tâches physiques trop épuisantes pour l’Homme, des inventions ont été introduites dans toutes les disciplines : orgues hydrauliques, instruments d’astronomie, moulins, moteurs, véhicules agricoles…. La norme ciblée est celle de l’automatisation : dispositif se répétant de manière automatique, sans intervention humaine. Aujourd’hui l’automation, par le recours aux services d’un logiciel, précise et modernise de manière informatique, l’automatisation.
Ainsi, en amont du robot, on parlait d’abord de “machine” et d’automate. La machine se définit en premier lieu par ce processus d’automatisation/automation, c’est-à-dire par la réalisation d’une tâche prévue par l’Homme. Le remplacement progressif des hommes par les machines est une loi implacable de l’Histoire puisque c’est la raison pour laquelle on les fabrique: alléger l’effort et augmenter les forces humaines pour, à terme, les remplacer. Cette image de la machine, de l’automate qui prend le travail de l’ouvrier existe depuis longtemps et perdure encore dans l’imaginaire de la robotique industrielle. Ce mythe du chômage technologique est un raisonnement intuitif à courte vue qui ne prend pas en compte toutes les relations entre l’implantation de machines/robots et les emplois.
En effet, à l’heure de la troisième révolution industrielle (Jérémy Rifkin), l’intégration de technologies robotiques concernent quasiment tous les secteurs de notre vie : robotique personnelle et domestique, robotisation des transports, robotique médicale, robotique d’assistance, robotique d’exploration en milieu hostile, robotique industrielle ou encore nano-robotique. Toutes les branches de l’industrie sont concernées, de l’agro-alimentaire à l’agriculture en passant par les laboratoires de recherche faisant du robot d’aujourd’hui un outil central pour penser le monde de demain et révéler la valeur ajoutée des humains qui en font l’usage. L’imaginaire de la robotique est aujourd’hui en profonde mutation à l’instar de la mutation sociétale dans lequel elle s’ancre. Si le robot est souvent considéré par définition comme une entité aux comportements stéréotypés et insensibles aux émotions, l’avènement de technologies robotiques qui interagissent avec l’Homme, qui sont capables de capter ses émotions et d’apporter la réponse appropriée, transforment alors les représentations que l’on peut s’en faire.
L’IMAGINAIRE DE LA ROBOTIQUE INDUSTRIELLE
C’est bien ce qui ressort de notre enquête auprès des managers et opérateurs des 10 PME du Grand Ouest qui montre qu’une réflexion sur les représentations et perceptions de l’outil réalisée en amont de son implantation va permettre de favoriser la confiance dans le projet, puis l’engagement dans le travail avec l’outil, l’appropriation de la cellule et enfin la QVT et l’Agilité.
En effet, nos enquêtés nourrissent des représentations à la fois positives et négatives. Perçu comme un domaine futuriste il y a quelques années, la robotique est, dans leur propos, un champ associé au présent : « C’est dans l’air du temps, l’ère du changement » nous dit Patrick, responsable de développement dans un groupe de métallurgie de 200 ans d’existence. Dans un contexte de mutations techniques, économiques, d’opportunités de nouveaux marchés, la robotique apparaît comme une réponse adaptée de l’entreprise aux évolutions et au changement sociétal: Dans les propos exprimés on retient: - une valorisation de la modernisation de l’entreprise, et de son image ;
- une valorisation de la performance, la qualité, le rendement accru grâce à ces outils.
Par ailleurs, l’ensemble des salariés associent également les robots à des « outils intelligents », précis, efficaces, qui sont au service de l’opérateur: ils vont alors valoriser les capacités de l’outil à l’égard de l’humain, de ses bénéfices pour l’humain et plus particulièrement pour le personnel de production. Ainsi, Emmanuel, conducteur de ligne robotisée dans une entreprise fabricant de petits matériels pour les métiers de bouche affirme que « la robotique crée des emplois qui sont plus intéressants et un travail plus gratifiant ».
Ainsi, dans le domaine de la robotique industrielle, depuis les premiers robots implantés en 1961 chez Général Motors jusqu’aux robots humanoïdes ou aux cobots (robots collaboratifs) qui travaillent en coopération et en coordination avec l’homme aujourd’hui, les représentations associées à ces innovations ont bien évolué. Si auparavant l’introduction de ces outils robotiques était avant tout pensée en termes de productivité, l’idée aujourd’hui est de repenser la place du robot, son lien à l’opérateur, pour rendre plus efficace l’Homme au travail, améliorer son rapport au travail et miser sur son agilité nécessaire dans une culture du changement. Ne plus penser quantité, mais qualité. L’un des enjeux majeurs de la robotique industrielle de demain est de comprendre cette mutation des représentations, et de prendre en compte les facteurs sociaux, humains et imaginaires en acte dans les projets d’intégration d’outils robotiques.