Figures d'évasion, figures de rebellion l'homme en mouvement

Écrit par  Emilie Coutant

 

Cette communication a été donnée dans le cadre du colloque "La socialité postmoderne XV" lors des Journées du CeaQ 2014.

Les propos sur le masculin et ses formes de présentation et de représentation médiatique dont je vais vous faire part ici proviennent de ce vaste travail que tous connaissent ici, notre thèse en sociologie. La mienne fut consacrée à la Mutation et la Renaissance des masculinités dans les iconographies médiatiques, fut titrée Le Mâle du siècle avec un E à mâle, et fut soutenu ici même, dans ce prestigieux Amphithéatre Durkheim en janvier 2011.

Trois ans ½ plus tard, ces propos n’ont rien perdu en contemporanéité et l’analyse des figures masculines dans les médias (essentiellement issues de la presse mode, presse masculine, presse sportive et cinématographique, clips vidéos et films) que je proposais alors a depuis trouvé encore pléthore d’illustrations et d’incarnations dans le corpus médiatique actuel.

 

Dans le monde imaginal de la mode masculine, les thèmes:

- de l’ailleurs, souvent paradisiaque, lointain et utopique, comme en rupture avec le monde réel,

- de l’aventure comme parcours initiatique,

- du mouvement et de l’envol vers de hauts lieux spirituels,

- de la rébellion envers l’ordre établi

occupent une plus grande partie du corpus d’images constitué.

 

Le masculin apparaît comme agi par une force intérieure qui le pousse à s’ouvrir au monde, élargir les horizons, dépasser ses limites, celles de son propre corps, mais également celles de son espace, de son environnement, afin d’aller confronter son identité à l’altérité et puiser dans ces expériences les énergies qui le constituent en tant qu’être au monde. 

Ainsi, les images d’hommes en quête d’évasion, de rébellion, de mouvement, d’ailleurs dionysiaque font appel aux figures mythiques du sportif, à travers des images invitant au voyage et à l’envol, aux archétypes de l’aventurier, du cow-boy et de l’errant et enfin à ces modèles rebelles, motards, bandits ou autres créatures sombres et étranges qui suscitent des symboles souterrains et obscurs, réveillent la part d’ombre et les aspects cachés et refoulés de l’homme et nous convient à penser l’ensauvagement du masculin.

 

Dans les médias contemporains, et plus particulièrement la presse masculine et la mode, on peut d’ailleurs constater une forte présence de la figure idéale du sportif, à la fois sensuelle, belliqueuse et héroïque. Si l’image de certains champions, comme les footballeurs ou les rugbymen, est souvent utilisée du fait de leur popularité auprès du grand public, une autre figure est largement mise en scène dans le monde imaginal de la mode en raison de sa dimension fantasmatique et des symboliques mythiques qui l’entourent : le boxeur. Cette figure suscite chez l’homme de forts sentiments de projections, d’identification, éveillant en lui l’instinct guerrier et la volonté de puissance. Sportif alliant force brute et sensualité, le boxeur est entouré d’une dimension ultime et tragique rejouant la lutte primordiale pour la vie. Combat spectaculaire où Eros côtoie Thanatos, où la sueur se mêle au sang, le match de boxe fait de son protagoniste un guerrier à la force bestiale, animale mais également un demi-Dieu atteignant la grâce. Personnage grandiose, qui rassemble toutes les qualités propres à l'ériger en héros, le boxeur évoque également la verticalité, comprise en tant que manifestation d’un psychisme ascensionnel, les formes phalliques présentes dans l’imagerie (à travers par exemple la présence de punching ball) en sont des illustrations.

Si l’image du boxeur est très présente dans le cinéma ou la mode masculine en tant qu’archétype du guerrier et du surhomme, toutes les autres figures sportives ne sont pas reste. De façon générale, le sport est, pour ainsi dire, caractérisé par une omniprésence de valeurs positives, valeurs que les médias tendent à mythifier à travers un processus de réinvention permanente de l’idéal sportif vu comme pur, « vertuiste »[1] et distinctif. »[2] L’idéal sportif renvoie en effet au culte de la performance, et au mythe -prométhéen- du héros caractérisé, selon Carl Gustav Jung, par une « force surhumaine », une « ascension rapide à la prééminence » et une « défaillance face à la tentation d’orgueil (hybris) »[3], démesure mêlant grandeur et décadence. Agissant sur la volonté d’inscrire son corps dans l’imaginaire collectif pour le proposer à l’admiration, le sport suscite ainsi cette tension vers le dépassement de soi comme preuve du sublime. La figure héroïque du sportif est imprégnée de cet ensemble de valeurs d’élévation, de progression (physique et spirituelle) et d’accession à la pureté.

En outre, le spectacle sportif est le lieu d’une permanence festive, faite d’émotions et de transgressions. Il est alors question de fête des corps, de potlatch d’énergie corporelle, expressions d’un nouveau paganisme. La figure du héros sportif est ainsi imprégnée d’une dimension esthético-magique dans laquelle la relation à la corporéité tend à devenir envahissante et fusionnelle. C’est pourquoi l’on peut dire que les spectacles sportifs et la mise en scène sportive renvoient au mystique, à ce que Michel Maffesoli nomme « la transcendance immanente », le héros apparaissant comme symbole de vie transcendée, idéal de dépassement et de maîtrise de soi. Cette figure nous rappelle également le surhomme nietzschéen, cet homme à inventer par chacun, celui qui réalise toutes ses dimensions, se devant de créer sa vie comme une œuvre d’art.

L’usage du modèle héroïque et de la figure du sportif par les médias pour présenter l’homme est intéressant dans ce contexte de mutation de la masculinité, où le masculin semble en quête de soi, en devenir. Le mythe du sportif en tant construction et/ou reconstruction de soi-même, identité en devenir, nous rappelle aussi le mythe de Sisyphe, condamné à faire rouler une énorme pierre jusqu'en haut d'une montagne, encore et toujours, indéfiniment, tel un soleil qui s’élève chaque jour pour replonger le soir sous l’horizon. Selon Albert Camus, dans son ouvrage Le mythe de Sisyphe, la figure de Sisyphe dans notre société est l’ultime héros absurde, qui recherche toujours la même flamme, la même passion qui l’anime, tel Don Juan qui recherche toujours sa première passion, de femme en femme. En offrant la possibilité de croire à l’impossible, le mythe de Sisyphe et l’idéal sportif repoussent toujours plus loin les limites du potentiel organique.

Toutefois, comme nous l’indique la pensée jungienne, si « chez la plupart des gens le coté ténébreux, négatif de la personnalité reste inconscient, le héros doit, au contraire, se rendre compte que l’ombre existe et qu’il peut en tirer de la force »  ; par conséquent, quand bien même le sport véhiculerait une image de pureté, nous pouvons également voir derrière ces images et figures une délivrance de la part d’ombre, une façon de « faire l’ange pour évacuer la bête », une libération d’une forme de violence guerrière derrière une sublimation du corps, et ainsi de révéler ces aspects refoulés qui animent notre sujet. Les images de l’homme en mouvement, éprouvant son corps et libérant sa part ténébreuse et sauvage pour atteindre la grâce, nous renvoient à nouveau à cette dimension esthétique du sport : facteur d’union et de communion, créateur d’émotions par la pratique ou la mise en spectacle, libérateur des instincts et pulsions. On notera l’étymologie similaire d’émotion et de mouvement « movere » signifiant « faire sortir de » : vécus, éprouvés, expérimentés ou ressentis, les mouvements émeuvent, provoquent un trouble, animent la vie, manifestent les vibrations souterraines.

Dans les images de mouvement, les éléments s’orientent vers une rencontre qui consacre le primat de la vie. Chez Nietzsche aussi, le mouvement est un symbole positif faisant du corps animé une œuvre d’art : le mouvement suggère un devenir, une évolution, une mobilité, un élan, une danse qui dynamise le corps, l’élève et la magnifie. Dans les iconographies que nous avons analysées, la chair semble éprouvée et engagée dans la relation au monde, le corps apparaît sublimé et transcendé par le mouvement.

Nous y voyons aussi cette imagerie de la verticalité qui suggère un symbolisme ascensionnel. Dans d’autres iconographiques, l’idée de cette ascension vers les hauteurs, du voyage aérien est complètement suggérée. Si l’air naturel est l’air libre, le mouvement aérien est de fait mouvement libérateur. L’être aérien semble en effet libre comme l’air, mais, loin d’être évaporé, il participe au contraire des propriétés subtiles et pures de l’air.

Dès lors, on aura compris que l’élévation de l’âme, ce psychisme ascensionnel, n’est pas toujours accompagnée d’une idée de conquête, voire de combat. Elle peut aussi aller de pair avec une certaine sérénité: « c’est dans cette lumière, sur ces hauteurs avec la conscience de l’être aérien que se constitue cette physique de la sérénité » selon Gaston Bachelard dans L’Air et les songes.  En effet, en suggérant le Très Haut, le céleste, ces images du mouvement aérien n’invitent-elles pas au grand Ailleurs, l’En-Haut suprême, dont l’immensité, l’unicité, l’intemporalité, l’immatérialité sont autant d’attributs ? Ces images qui expriment une phénoménalité aérienne, expression de l’ascension et de la sublimation, suggèrent en effet un caractère sacré, mystique, transcendant. L’imagination abonde de rêves de vol et on les retrouve très présents dans la publicité de façon générale. A l’aérien sont ainsi associés ces sentiments de légèreté, d’allégresse, d’allègement, manifestations d’un désir de quitter la terre. Ainsi cette phénoménalité aérienne, cet air imaginaire agit sur le dynamisme de notre psychisme, le tirant vers le haut et l’éprouvant dans son intériorité. Le symbolisme de la verticalité et de l’aérien confère aux images un double sens : aspiration vers le haut et vers le bas. En proposant ces images d’élan, d’essor, d’impulsion, l’imagination dynamique invite au dépassement de soi voire au lâcher-prise et permet par là même une pénétration plus profonde de l’intimité, transcendé par cette sensibilité évasive.

D’autres figures du masculin révèlent ce même dynamisme de dépassement et de quête d’ailleurs. Comme on l’a évoque en introduction, le cow-boy, l’indien, le marin, le voyageur, l’aventurier, le baroudeur mis en scène dans des décors paradisiaques, des paradis perdus, des lieux permettant un exil salvateur, sont des figures qui envahissent l’imagerie de mode masculine Toutes sont des figures qui participent à la « déambulation existentielle » dont parle Maffesoli et que l’on retrouve « sous la forme du vagabond, toujours un peu sacré, du pèlerin, du nomade, et naturellement du “routard” contemporain. De même l’aventurier, le bandit, l’artiste, le bohème, participent à cet archétype » (Maffesoli M. Le Voyage ou la conquête des mondes, Paris, Dervy, 2003, p.50-51).

Cet imaginaire de l’aventure, de l’ailleurs onirique et lointain est une ode au voyage pour le voyage qui répond au désir, à l’appel du large. Cet archétype de l’aventurier, du voyageur nous renvoie à la figure d’Hermès, le dieu voyageur, figure impétueuse et insaisissable dans son mouvement perpétuel. Ces hommes suggèrent l’amor fati nietzschéen, ils tentent de faire de leur vie une œuvre d’art. Refusant toute mission, tout idéal qui pourrait subordonner l’aventure, l’aventurier est celui qui privilégie le sens sur le but. On retrouve cette même ode à l’aventure et au voyage dans la figure du surfeur (qui envahit elle aussi le paysage médiatique contemporaine) : Ce modèle cristallise d’ailleurs nombre des tendances émergentes en matière de masculinité, du fait de son rapport fondateur aux éléments de la nature et de la relation essentielle qu’il entretient avec son corps et l’image de celui-ci.

 En raison de cette reliance particulière au grand Autre de la Nature ; de ce désir de correspondance avec elle, la figure du surfeur est entourée d’une dimension sacrée et spirituelle qui en fait un être quasi « primitif » (en symbiose avec le primal élément), sauvage en ce sens où il évolue en osmose avec l’environnement océanique. Dans ce modèle du surfeur se concentrent dès lors de nombreuses symboliques : tout d’abord celle du mouvement, décrite en amont, qui, si l’on suit le raisonnement nietzschéen, peut être pensé comme volonté de puissance faisant advenir et devenir l’être : dans un second temps, celle du retour aux racines de la nature et à cet élément primal qu’est l’eau, qui nous évoque ce jaillissement de la vie, cette régression, cette réintégration dans le monde de la préexistence ; enfin celle de l’ailleurs et de l’exil, le surfeur suggérant un individu nomade, sans attache, en quête de vague dans les endroits les plus exotiques et les plus paradisiaques, ne vivant que pour le plaisir de faire corps avec la vague. On voit alors de quelle façon l’imaginaire du surfeur puise ses racines dans un symbolisme archaïque qui trouve un écho dans les tendances actuelles : ces thèmes de l’étranger, de l’ailleurs, du nomadisme, du retour à la nature, du retour aux sources semblent recouvrir un sentiment de solidarité et d’union mystique avec le règne cosmique en prônant souvent une primitivisation physique ou un idéal animal. Ce qu’il convient de souligner ici c’est effectivement cette réappropriation des éléments de la nature qui traduit un nouveau rapport au cosmos : il s’agit bien, comme l’exprime Maffesoli, d’une cosmétique transcendantale qui n’est pas maîtrise de la nature/du monde mais bien processus d’accommodement à celui-ci et qui fonde dès lors un nouvel éthos, privilégiant le rapport à l’espace et à l’Autre au sein de cet espace sans limites.

Dès lors, au prisme des iconographies du voyage, du mouvement, de la quête de l’ailleur dans notre corpus, on constate que le masculin affiche une prise de distance avec ce qui le définit, formellement, dans « le monde », le mondain. Mundus est immundus, nous rappellait Maffesoli ; c’est pourquoi, le masculin se donne ici à voir dans son rapport essentiel au cosmos et révèle ainsi sa dimension originelle et barbare. Montaigne, qui considérait que l'homme sauvage, de nature sauvage, n'en était pas moins un être humain, voyait en lui ses propres origines, sa nature originelle non pervertie. Le lointain deviendrait alors le lieu de l'expression ancestrale de la nature humaine. L’amour du destin, l’amor fati nietzschéen, est en effet cet amour de la perpétuelle découverte de soi, cette interminable nomadisation, un enrichissement potentiel qui est aussi et toujours abandon de l’autre que nous étions, pour découvrir cet autre enfoui en chacun de nous, et qui participe de l’entièreté de notre être.

 


[1]PARETO Vilfredo, Le mythe vertuiste et la littérature immorale cité par LEFEVRE B. in « La morale du sport ou le nouveau Tartuffe », Sociétés n°55, Bruxelles, De Boeck, 1997, p.79.

[2]GABORIAU Philippe, Les Spectacles sportifs : Grandeurs et décadences, Paris, L’Harmattan, 2003, p.37.

[3]HENDERSON Joseph L. « Les mythes primitifs et l’homme moderne »in JUNG Carl Gustav, L’Homme et ses symboles, Paris, Robert Laffont, 1964. p. 110.

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